(photo Dominique Duchesnes)
Condamné à 12 ans de prison au Maroc pour des faits de terrorisme qu’il a toujours niés, Ali Aarrass s’exprime pour la première fois depuis son retour en Belgique cet été.
Ali Aaarrass est libre. Depuis le 2 avril. Et après 12 ans de prison en Espagne puis surtout au Maroc où il a été condamné pour « terrorisme ». Une sombre affaire. Et des méthodes d’instruction réduites à la torture. Qui a bouleversé la vie de ce Belge d’origine marocaine qui n’avait jamais vécu au Maroc. Le voilà désormais revenu auprès des siens à Bruxelles en quête d’une nouvelle vie. Il nous a reçus dans le petit appartement qu’il loue avec sa femme.
Quel sentiment dominant gardez-vous après les épreuves vécues 12 ans durant ?
L’injustice ! Depuis le premier jour de mon arrestation en Espagne le 1er avril 2008, et cela chaque jour, même depuis ma libération début avril cette année, je suis hanté par ce sentiment d’injustice. Je le vis au quotidien. Je souhaite par-dessus tout que justice me soit rendue. Torture, maltraitance, détention arbitraire : et pour quels crimes ? Des accusations de terrorisme jamais prouvées. Les traces de cette injustice ne s’effacent pas, elles laissent des séquelles tant psychiques que physiques.
Lors de votre arrestation à Melilla en 2008, vous avez compris ce qu’il se passait ?
J’ignorais pourquoi on m’arrêtait. Je n’ai pas eu accès aux informations, la police espagnole ne m’a rien dit. Une fois transféré à Madrid, à l’Audience nationale, j’ai vu plus clair : des accusations de trafics d’armes venaient du Maroc, pays qui voulait que je sois extradé sans tarder. J’ai évidemment nié les accusations et refusé d’être extradé. Amnesty International est déjà intervenu en ma faveur à l’époque. J’ai ensuite dû faire environ 45 jours de préventive à l’isolement total dans des conditions déplorables. Les juges espagnols ont alors décidé que je resterais en prison pendant l’instruction en raison, disaient-ils, des craintes que je prenne la fuite. Je suis resté emprisonné en Espagne deux ans et huit mois. Pourtant, après 20 mois, le juge Balthazar Garzon, qui instruisait mon dossier, a rendu une ordonnance de non-lieu ! J’ai fait trois grèves de la faim pour protester.
Comment se fait-il que vous ayez été extradé malgré ce non-lieu en Espagne ?
Je savais que ma non-libération était liée aux efforts du Maroc en vue de m’extrader. Le Haut-Commissariat aux droits de l’homme, organisme de l’ONU, est même intervenu pour tenter d’empêcher l’extradition, mais ils ne voulaient pas me lâcher. Mon avocat m’a dit que c’était le gouvernement espagnol, dominé par le PSOE (socialiste, NDLR), qui avait pris mon cas entre ses mains. À quoi servait donc la justice espagnole ? En tout cas, j’ai été extradé le 14 décembre 2010 sans d’ailleurs que ma famille ou mes avocats soient avertis autrement qu’a posteriori par la presse.
Durant votre séjour carcéral en Espagne, avez-vous fait appel à la Belgique ?
Oui, j’ai averti l’ambassade belge à Madrid dès mon arrivée dans la capitale espagnole et demandé son aide. Ils ont répondu qu’ils allaient venir me rendre visite en prison. Je les ai attendus en vain : ils sont arrivés le 15 décembre 2010, au lendemain de mon extradition ! Ma sœur Farida, qui déployait déjà maints efforts pour m’aider, sollicitait sans arrêt à Bruxelles les Affaires étrangères et à Madrid l’ambassade belge, sans résultat. Le diplomate chargé de mon cas à Bruxelles, Théo Dierickx, lui a même affirmé pour la rassurer que le Maroc ne torturait pas, il était dans un déni total de la réalité.
Car c’est bien la torture qui vous attendait au Maroc…
J’en étais à mon 24e jour de grève de la faim, ils ont dû me réanimer et me porter dans l’avion de la RAM (compagnie marocaine, NDLR). De Casablanca, on m’a transféré directement au centre d’interrogatoire de Temara, où j’ai été torturé pendant dix jours. Je sentais que j’étais condamné à l’avance quoi que je dise. Les tortionnaires frappaient d’abord, posaient des questions ensuite. Ils ont voulu me faire signer des aveux rédigés en arabe, langue que je ne lis pas, j’ai d’abord refusé puis, à force d’être frappé, j’ai fini par céder.
La torture s’est arrêtée donc au dixième jour ?
Ils avaient fini leur sale boulot. J’étais incapable d’encore marcher. À Rabat, ensuite, je n’ai pas vu le procureur. J’ai vu un juge d’instruction qui semblait avoir l’habitude puisqu’il n’a pas voulu prendre ma déposition sur les tortures endurées. J’ai alors été mis en prison sans le moindre contact, du 26 décembre jusqu’en février. Je n’oublierai jamais mon arrivée à la prison de « Salé 2 » : les matons se sont acharnés sur moi comme pour me dire « tu es entre nos mains ». Mon calvaire continuait. Ils m’ont totalement déshabillé et ont pris des photos de mes hématomes datant de mon passage à Temara, semblant vouloir garder une preuve que ce n’était pas eux qui m’avaient torturé. Mais les mauvais traitements n’ont pas arrêté. J’ai fait sept grèves de la faim, dont une de 72 jours. C’était ma seule défense, je me sentais impuissant et au moins cela freinait un peu les mauvais traitements. J’espérais que ces grèves soient connues à l’extérieur et y suis arrivé. Parfois on pouvait donner un bref coup de téléphone, parfois c’était un autre détenu qui faisait passer l’info ou même un maton trop bavard.
Comment avez-vous pris contact avec le monde extérieur ?
Le premier contact a été un avocat envoyé par ma famille. Je me méfiais de lui ! Il a dû revenir trois fois avant que j’accepte de lui parler, il était porteur d’une lettre de Farida. J’ai attendu 5 mois avant de pouvoir parler au téléphone à ma sœur. Des premiers mois difficiles. Dans cette prison flambant neuve construite pour les « terroristes », il n’y avait pas encore de douches. J’ai passé cinq mois sans pouvoir me laver, même pas les dents ! En 2016, j’ai été transféré à Tiflet, encore à l’isolement, une seule cellule sur 38 occupée à mon étage, la mienne. Ils voulaient m’éloigner car je ne pouvais me taire à propos des maltraitances infligées aux autres détenus et à moi-même.
Mais comment tenir sans craquer dans ces conditions ?
Je voulais résister. J’ai toujours été habité par la conviction très forte que je ne pouvais laisser faire ces humiliations et ces injustices. Je n’aurais pas pu me taire.
Vous avez été jugé deux fois, condamné d’abord à 15 puis à 12 ans de prison…
Oui, sur la seule base de mes « aveux ». Ils ont essayé de me compromettre avec Abdelkader Belliraj (un autre Belgo-Marocain également emprisonné au Maroc, NDLR), mais ils ont refusé une confrontation demandée par ma défense. Une enquête de l’ONU a ensuite confirmé que j’avais été torturé avant de signer mes aveux.
Le Maroc vous a fait purger votre peine jusqu’au dernier jour. Le 2 avril, vous êtes libéré mais coincé là-bas par le coronavirus et la fermeture des frontières…
Oui, j’ai eu la chance d’être hébergé pendant trois mois dans une famille belge à Rabat. J’ai pu prendre un avion le 15 juillet seulement. Avant que cet avion décolle, j’ai eu du mal à y croire, j’étais angoissé, malgré que j’avais un billet en main. Il y a eu plusieurs contrôles le jour même, des motards et voitures de la police autour de notre voiture vers l’aéroport. À la douane, je n’avais qu’un sac à dos mais ils ont prétendu qu’il était trop lourd et j’ai dû laisser les livres que j’emportais. Le consul belge a juste fait le service minimum en me remettant le document nécessaire prouvant que j’avais un domicile en Belgique, celui de ma mère.
Une fois en Belgique via l’aéroport de Paris, c’était le soulagement… Comment vous sentez-vous ?
À Paris, j’ai eu mon premier frisson de joie et mon premier vrai sourire, quand j’ai retrouvé Farida. Et son comité pour ma libération m’a bien fêté à Bruxelles. C’était très émouvant. Depuis, je suis en train de passer une longue série d’examens médicaux. J’ai 58 ans et je suis marqué. J’ai du mal à reprendre ma place, je me sens comme décalé et encore coupé du monde. La technologie moderne me dépasse. Heureusement que ma famille et mes amis me soutiennent même si le Covid complique les choses. J’ai pu m’installer avec ma femme dans cet appartement. J’ai dû m’inscrire au CPAS, ce que je n’avais jamais fait de ma vie. Cet organisme m’aide bien pour les factures médicales. J’espère pouvoir retravailler. Avec mes avocats, nous avons un projet d’expertise faite par des médecins français et américains selon le Protocole d’Istanbul (ensemble de directives internationales pour les investigations et la documentation de la torture, NDLR). Cela va nous coûter cher et nous cherchons de l’aide. Nous comptons poursuivre l’Espagne pour l’extradition illégale que j’ai subie. L’idée est éventuellement d’aller jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme.
Le site freeali.be contient de nombreuses informations sur Ali Aarrass et les moyens de solidarité.
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