1. Au Maroc, sur les bords de l’Atlantique : trois villes. Elles ouvrent leurs murs vers un fleuve, parfois à sec : le Bouregreg. Ce cours d’eau s’étire entre la Kasbah, Rabat-la-Capitale, autrefois appelée Salé-le-Neuf, « Sla-El-Djedid », et Salé-le-Vieux, « Sla-El-Bali » (1) . Aujourd’hui reliées par trois ponts. Sur un de ceux-ci roule un tram électrique de la dernière génération. Ce lieu paisible, investi par un yacht club et une station balnéaire high tech pour riches Saoudiens, « la marina », fut autrefois le théâtre de bien plaisants événements. Plaisants ou tragiques, autrefois ou aujourd’hui, c’est selon.
A partir de la chute de Grenade en 1492, de nombreux mauresques espagnols se refugièrent avec armes et fortune dans cette embouchure composée des trois villes rivales. Animés d’un vif ressentiment à l’égard de l’Espagne, ils ne tardèrent pas à construire des chaloupes pirates pour aller butiner les armées et les navires de commerces des rois catholiques. Au nom de la guerre sainte, le fameux jihad.
Ce qui n’empêcha pas les puissances d’envoyer consuls et ambassadeurs afin de conserveur et négocier de bonnes relations politiques. Ceux-ci s’établirent dans la rue des Consuls. Cette rue de Rabat, on peut encore l’admirer aujourd’hui ; si ce n’est qu’ont malheureusement disparus les tavernes et les bordels desquels, à l’époque, s’échappaient le bruit incessant des querelles des pirates… Ils y vendaient leur butin dans « des cabarets et autres lieux de débauche, [car] leur plus forte passion était d’employer à faire bonne chère l’argent qu’ils avaient volé sur la mer » (2) . Ce vacarme troublait les plénipotentiaires, dont le sommeil vint vite à manquer.
2. Depuis trois ans, je me rends souvent à Salé, car il y siège un tribunal spécial : « la cour d’appel de Rabat spécialisée en matière de terrorisme, siégeant à Salé ». Profitant des vols low cost de Ryanair nous y débarquons en pelotons d’avocats tout aussi low cost (comprenez pro bono). Le bandeau noir sur l’œil, l’équipe est solide et déterminer à en découdre, sans compter les coups, elle fonce à l’abordage de ces rives tyranniques de la pseudo-démocratie du royaume chérifien du Maroc.
Nous avons déambulé dans la rue des Consuls à la recherche de ses tavernes et de ses lieux de perdition tant vantés : en pure perte. Peut-être tant mieux ! Car ne sommes-nous pas les ambassadeurs des procès équitable, hérauts des droits fondamentaux, la bannière « droits de l’hommiste » de notre beau et grand barreau ? Force est de constater que dès que nous arrivons sur le tarmac de l’aéroport Mohamed V et que nous embrassons nos frères avocats barbus islamistes, nos téléphones mobiles ne répondent plus et adoptent un comportement bizarre, tandis que des moustachus à lunettes noires et oreillettes nous font un signe (amical ?) de bienvenue. Leur technologie infernale rendra toutes mes communications électroniques inopérantes. Impossible de joindre la mère patrie, et en Belgique ma compagne reçoit d’inconnus peu amènes d’incongrus appels en arabe… mon dieu que la piraterie d’État est belle en 2012 !
3. L’âge d’or de Salé-le-Vieux (« Sla-El-Bali ») se situe aux environs du milieu du XVIIe siècle. A l’époque, de nombreux marins sont enrôlés sur les flots de l’océan Atlantique, à des fins douteurs : guerres entre puissances rivales (Espagne, Grande-Bretagne, France ou Hollande), commerce d’esclaves africains, pillage conforme au droit international des terres découvertes en Amérique. En période de paix, les marins de guerre s’ennuient, ou ont faim, bref ne trouvent pas de travail. Alors ils s’engagent sur des bateaux pirates afin de continuer à jouir du grand vent de la liberté, mais aussi tout simplement de survivre. Les règles de droit sont simples : un navire pirate est-il arraisonné en mer ? Tous les membres de l’équipage sont pendus haut et court. Si ce même vaisseau pirate arrive dans un port et y sollicite le pardon du gouverneur, les hommes seront alors graciés et pourront jouir de leurs rapines, s’établir, et fonder un foyer. De leur côté, les pirates, à l’occasion d’une prise en mer, proposent d’abord à l’équipage captif de les rejoindre. En cas de refus, c’est la mort : pourquoi s’encombrer de prisonniers inutiles ? Pour les corsaires de Salé, mais également d’Alger ou de Tunis, grandes villes pirates de l’époque, rejoindre la flibuste s’accompagne d’une condition obligée : abjurer sa foi et devenir musulman ! N’oublions pas que Djihad et piraterie font alors cause commune. Ces convertis, également appelés renegados (renégats), ne semblaient pas brumés par leur nouvelle foi, ils continuaient leur vie faite de meurtres, vols et bacchanals.
4. En 2006, lors de mon premier séjour à Rabat, je faisais partie d’une équipe internationale de magistrats et de professeurs, financée par l’Union européenne, afin d’organiser des séminaires dont le sujet captivant était : « Comment sauvegarder les droits de l’homme dans la lutte contre le terrorisme ? »… Dans le cadre de ces « cours », qui continuèrent également à Alger, je représentais, avec mon excellent confrère et ami Maitre Aboudi : « l’avocat », celui qui empêche de réprimer en rond. La question de l’usage systématique de la torture y fut abordée. Je n’avais pas encore saisi la profondeur de ce qu’ils appelaient ces « dépassements », et n’avais pas deviné que le juge d’instruction Chentouf, avec son regard bas et sa bouche en demi-lune était le grand officier de la torture institutionnalisée.
Classification SECRET/NOFORN – VZCZCXYZ0002 – PP RUEHWEB – DE RUEHRB #0679/01 2181914 – ZNY SSSSS ZZH – P 061914Z AUG9 – FM AMEMBASSY RABAT – TO RUEHC/SECSTATE WASHDC PRIORITY 0538 (3)
Le 6 aout 2009, Robert P. Jackson, diplomate américain en poste à Rabat adressait un télégramme inquiétant à Washington au sujet de la situation des droits de l’homme au Maroc dans le cadre de la lutte anti-terroriste. Il mentionnait divers entretiens notamment avec des diplomates belges qui critiquaient vivement un procès en cours concernant un Belgo-Marocain : Abdelkader Belliraj. Nos compatriotes Daniel Bernard, haut magistrat, ancien membre du parquet fédéral, et le consul belge, Johan Jacobs, s’étonnaient en chœur du caractère expéditif de ce jugement, des allégations généralisées de mauvais traitements, et de ce que le jugement aurait été dicté préalablement par le ministre de l’intérieur du Maroc. Ah ! Quelle belle information ! Le secret des relations diplomatiques est dévoilé par ces forbans de la flibuste Wikileaks qui s’immiscent au cœur de nos valses et pudibonderies internationales. Mais comment peut-on encore faire de la Realpolitik avec de tels délinquants ? Don le chef, en plus, se livre à la fornication des pays nordiques, sans préservatifs ?
La piraterie de l’un ne serrait-elle pas bonne pour l’autre… en une espèce de répétition inéluctable du « deux poids, deux mesures » ?
J’imagine alors que ce ne sont plus les vacarmes festifs des pirates enivrés qui empêchent nos consuls de dormir, dans la douce nuit estivale autour des rives du fleuve Bouregreg, à Rabat-la-Capitale, « Salé-le-Neuf », « Sla-El-Djedid » ? Mais bien les inquiétudes de condamnations inéquitables et les crises de souffrance de nos compatriotes mis aux fers.
5. En 1624, un certain Mijnheer Jans, originaire de Hollande, devint le premier président et amiral de la République pirate de Salé. Il fut élu par se compagnons selon la règle pirate démocratique. La république pirate était gouvernée par quatorze d’entre eux et Jans prit le nom de Mourad Raïs. Sujets de l’empereur du Maroc, ils bénéficiaient des avantages liés à cette sujétion, notamment ceux issus d’un traité de paix signé entre le Maroc et le Hollande, qui permettait à Jans de jouir de toutes les facilités des ports néerlandais.
Jans avait d’ailleurs commencé sa carrière comme corsaire au service de la Hollande, mais il prit bien vite sa liberté pour attaquer tous les rafiots remplis de richesses, y compris ceux de son État d’origine. On le décrit comme un homme charismatique, courageux, sans doute animé de ferveur politique révolutionnaire, mais surtout béni par le dieu le plus apprécié des pirates : la chance.
Jans, dit Mourad Raïs, voyageait constamment entre Salé-le-Vieux et Alger, empruntant le détroit de Gibraltar, point de passage obligé de nombreux navires commerciaux magnifiques et alléchants. Ancien compagnon des pirates algérois, il bénéficiait d’une espèce de double nationalité le faisant jouir des traités que de son côté Alger avait passés avec d’autres puissances, dont la France.
Profitant des multiples règles de droit, Mourad Raïs jouissait d’une certaine prospérité jusqu’à ce qu’une lubie le mène à imaginer une expédition contre l’Islande afin de mettre à Sac Reykjavik !
6. La veille de Noel 2009, un 24 décembre comme un autre… pour moi, un 24 décembre à nul autre pareil.
J’étais en famille dans l’attente de la naissance de Jésus Christ mais surtout de celle de ma petite fille… pas très enjoué, faisant bonne figure… mais le cœur n’y était pas. Ali Aarrass, un Belgo-Marocain, subissait son dixième jour de torture dans les geôles infâmes de la banlieue de Rabat : la prison secrète de Temara.
Le procureur général près de la cour d’appel de Rabat voulait qu’il soit jugé à Salé ! Pour des faits de terrorisme. Il aurait été un bras droit du fameux Belliraj dont le procès inique agit les discussions des consuls de Rabat-la-Capitale, Salé-le-Neuf, Sla-el-Djedid.
Ali Aarrass avait été extradé par l’Espagne en violation du jus cogens, les règles indérogeables du droit international. Pourtant nous avions saisi en urgence le Comité des droits de l’homme des Nations unies (4). En actionnant la saisine sur plainte individuelle, procèdure dont la création avait été appelée de ses vœux, dès en 1968, par le bâtonnier Baugniet (5). Le Comité avait enjoint au royaume espagnol de ne pas extrader Ali Aarrass vers le Maroc, pays de la torture. Zapatero n’en eut rien à faire et envoya Ali vers ses bourreaux.
Voila notre compatriote aux mains de la D.S.T. marocaine, direction de la surveillance du territoire, organe du tout puissant ministère de l’Intérieur du royaume chérifien du Maroc. Celui qui dicte les jugements à l’avance.
Pendant douze jours, le détenu Ali Aarrass fut frappé durement aux extrémités des membres, et aux tempes
-Vas-tu parler Ali ?
Des hommes en blouses blanches lui inoculèrent des substances chimiques
-Pour que tu parles Ali !
On l’accrocha par les pieds au plafond et ils cassèrent des bâtons sur son dos
-Alors Ali, tu vas nous dire !
Et on enfonça dans son anus une bouteille en verre
-Alors ça y’est ! Tu as parlé Ali ! Signe ici…
7. Mourad Raïs, en vue de sa folle équipée, arma deux navires et prit discrètement la route de l’Islande en 1627. Périple incroyable et périlleux pour atteindre de froids horizons !
Nous ne possédons aucune indication sur la durée de ce voyage. Bien sûr, on fit quelques prises en cours de route. Comme tout capitaine de vaisseau pirate, Jans sait comment traiter ses hommes. Pour reprendre quelques mots du journal de bord, tenu par un autre fameux flibustier, Barbe-Noire (6):
« Quelle journée ! Nous avons bu tout le rhum… Aujourd’hui presque personne n’est ivre.
-Quel sacré désordre !
-Ces coquins complotent.
-Aujourd’hui on parle beaucoup de se séparer ; une prise serait la bienvenue »
Le lendemain :
« Dure journée !
-Nous avons fait une prise et avons trouvé à bord quantité de liqueur.
-L’équipage a beaucoup bu.
-Tout va bien ! »
Mais dans la Manche, des vents contraires obligèrent Jans à mouiller à Rotterdam. Vu son statut de sujet de l’empereur marocain, Mourad Raïs bénéficiait des droits de facilité de port, et il se fit donc annoncer et recevoir dignement. On raconte que les premiers visiteurs à montrer à bord furent son épouse hollande, Mevrouw Jans et tous ses petits Jans, qui lui demandèrent d’abandonner son navire et rejoindre la vie à terre. Il fit mine de s’exécuter, avec son équipage qui parti écumer les tavernes. Mais au petit matin, ils filèrent tous vers leurs navires, embarquèrent à l’anglais, non sans avoir au préalable convaincu la plus belle jeunesse de Rotterdam de les rejoindre afin de mettre les voiles vers l’Islande !
8. Lors de mon dernier voyage à Rotterdam, au printemps 2012, j’ai visité Abderrahim Bekhti, emprisonné à « De Schie » la fameuse prison de haute sécurité des Pays-Bas. Le pénitencier est situé à côté d’un paisible cours d’eau sur lequel nagent de beaux oiseaux : le charme absolu de la Hollande et de ses canaux ! Le bâtiment est entouré de maudits murs de béton de trois mètres de large et de six mètres de haut… J’ai cru me trouver face au mur de la honte érigé en Palestine ! L’ensemble fait penser à un aéroport régional des années 1980 : un immeuble de forme carrée, quatre étages, avec des vitres blindées fumées, bien entendu de couleur orange. Pour entrer dans la forteresse, il faut convenir d’un rendez-vous et arriver à l’heure, défi quasi impossible dans le dédale des rings et échangeurs autoroutiers qui cernent ledit bagne.
Abderahim Bekhti est détenu à la demande du procureur général de Rabat (encore lui !), qui a émis un mandat d’arrêt extraditionnel, mon client étant suspecté d’être le bras financier du sieur Belliraj (encore lui !) dont j’ai parlé. Il est en isolement sensoriel, appelé également « torture blanche ». Il moisit dans une mini-cellule, sans lumière du jour si ce n’est las lueur que diffuse un vasistas fumé, de couleur orange. Cette lucarne s’ouvre dans un deuxième mur de béton. Gris, sans aucune lumière du jour. On lui jette la nourriture, comme à un chien, par le petit judas de la lourde porte blindée qui clôt sa cellule. La seule promenade autorisée se passe dans un espace de quatre mètres sur quatre, dont le haut est fermé sur le dessus par une lourde grille. Là il peut tourner comme une bête, et délasser ses muscles. C’est la « T.A. », « Terrorisme Afdeling », section la plus fermée de la prison de haute sécurité des Pays-Bas.
Pourtant, en Belgique, M. Bekhti a été enfermé à Bruxelles dans des conditions quasi similaires, à partir du 28 novembre 2008, du chef du même titre de détention : le mandat d’arrêt du procureur général de Rabat ! En trois mois, la cour d’appel de Bruxelles ne fit qu’une bouchée de cette situation. Trois juges boucaniers, Bouche, Salmon et Vermylen, considèrent les mesures de détention à l’isolement n’était pas justifiées par la simple accusation de « terrorisme », issue des autorités marocaines. Et ils décidèrent que les « mesures dont il (fait) faisait l’objet portent (sont susceptibles de porter) atteinte à son intégrité physique et mentale (7)». Et la chambre des mises en accusation emboita le pas en refusant de donner suite à la demande d’extradition marocaine, notamment au vu du caractère politique du procès Belliraj au Maroc. Malheureusement, aux Pays-Bas ; comme quoi on n’est finalement pas si mal à la maison, la procédure fut beaucoup plus lente. Finalement après 141 jours de détention avilissante, par une décision surprenante rendue sur les bancs, le 23 aout 2012, le tribunal d’arrondissement de Roermond rejeta l’odieuse demande marocaine. Il sortit du tribunal immédiatement et se jeta face contre sol, remerciant Allah. Je le ramenai derechef et en catimini en Belgique, dans mon auto, sans retourner chercher des menus effets à « De Schie », l’immonde prison de haute sécurité des Pays-Bas.
9. Entre temps, durant l’âge d’or de la piraterie à Salé, en 1627, Mijnheer Jans, que nous avons laissé il y’a un instant mettant les voiles sur l’Islande, continue son formidable périple. Le vent, la pluie, la neige et le gel n’émoussèrent pas la hardiesse du capitaine Jans qui réalisa sa lubie. On raconte que Reykjavic fut pillée mais que le butin ne fut réduit qu’à du poisson salé et quelques peaux de bête…
Malheureusement pour lui, à Salé-le-Vieux, le capitaine Jans, Mourad Raïs, avait été renversé. Profitant de son absence prolongée, un nouveau gouvernement aux ordres du saint local, le célèbre cheik Ayachi, héros du djihad contre les Espagnols, avait détrôné la jeune république pirate. Mourad Raïs se réfugia à Alger.
10. Ayachi, grand saint guérisseur de Salé-le-Vieux. Peu de hasard dans mon existence d’avocat…
En 2009, je visite au sud de Naples, dans une autre prison de haute sécurité, italienne cette fois, un Franco-Syrien résidant en Belgique, le cheik Ayachi. Celui-ci est connu, car il a fondé le centre islamique belge. Jouissant d’une renommée internationale de sagesse et d’indépendance religieuse, il est fortement surveillé par la justice belge. Celle-ci pense que cet agitateur forme idéologiquement des kamikazes afin de perpétrer des attentats de par le monde, en vue du djihad global. Je trouve un homme malade, mais surtout doté d’un humour à toute épreuve. Il est suspecté d’être le chef d’Al Qaïda en Belgique. Et sera jugé de ce chef par la justice italienne ! L’accusation est basée sur des bribes de dossiers judiciaires belges faisant état des rumeurs que j’ai mentionnées : il serait l’idéologue d’Al Qaïda en Belgique et formerait kamikazes !
Des rumeurs, des rumeurs… Nos démocraties peuvent-elles condamner un homme en se basant sur des rumeurs ?
C’est que je ne vous ai pas tout dit. La preuve maîtresse du dossier italien consiste en des écoutes directes, enregistrements réalisés par une prouesse technologique toute italienne alors que M. Ayachi était en prison. Grâce à des appareils derniers cri et de micros dissimulés, les policiers italiens ont surpris le cheikh, alors qu’il préparait, de sa cellule, une attaque terroriste contre l’Aéroport Charles de Gaulle ! Avec des explosifs et des grenades ! Cette information a fait la manchette des journaux internationaux de l’époque (8) et suscité l’ouverture d’une instruction judiciaire à Bruxelles. Mais pas à Paris, allez savoir pourquoi !
Lorsque j’interroge M.Ayachi, dans le secret du parloir, je lui demande ce qu’il en est.
Une lueur espiègle s’allume au fond de son œil et il m’explique benoitement qu’il était en cellule et regardait un match de football avec ses codétenus. Qu’il apprécie beaucoup ce sport et est fana de diverses équipes, dont des italiennes, avantage d’être détenu en Italie, dès qu’il allume le poste de télévision il peut y regarder un bon match.
-Oui d’accord, mais l’attaque sur Charles de Gaulle ?
-J’y viens, j’y viens… ce soir là, nous regardions un match de foot à la télé, et un bon match d’ailleurs, à un moment j’ai été emballé par le match et j’ai crié : Attaque ! Attaque ! Goaaaaaaallll !
– [Silence de ma part]
-Vous pouvez répéter ?
– Oui j’ai simplement été pris par un bon match et ai crié : Attaque ! Attaque ! Goaaallllll !
En sortant de la prison je me disais qu’il s’agissait d’une bonne histoire et que ces types en prison, ils racontent vraiment n’importe quoi. Mais pris d’un accès de conscience professionnelle je sollicitai la production des enregistrements et une expertise indépendante. Celle-ci confirma ses dires… la cour d’assises de Bari, saisie par le même étonnement commande une nouvelle expertise, judiciaire cette fois, et arriva à la même conclusion : « l’attaque contre l’aéroport Charles de Gaulle » était le résultat d’une mauvaise écoute directe, arrachée aux bruits ambigus d’une cellule de prison surpeuplée…
Et les explosifs me direz-vous ? La pudeur m’empêche de vous expliquer que M. Ayachi avait été enregistré alors qu’il blaguait simplement avec un codétenu sur les effets désastreux des grenades (le fruits !) sur son transit intestinal, et que cela occasionnait des « explosions », euh, très malodorantes… à l’arrière de son vieux corps malade. En juin 2012, après plus de trois ans passés dans des conditions de détention indigne, le cheikh Bassam Ayachi a été acquitté par la cour d’assises d’appel de Bari, et a rejoint sa famille à Bruxelles.
11. Malheur des dérives de la lutte antiterroriste ! Il n’y a guère plus que le parquet fédéral belge pour dire que les nouvelles lois terroristes et leur mise en œuvre sont forme aux droits de l’homme. Mais je ne suis pas venu ici pour me lamenter sur le flou de ces incriminations. Ni sur la démesure des moyens hypertechnologiques utilisés afin de réunir des « preuves ». Ni sur la coopération odieuse que le parquet fédéral belge met en œuvre avec des États ou la torture y est réalisée de manière systématique. Ni sur l’isolement sensoriel méthodique pour les personnes accusées de terrorisme, y compris chez nous, à la prison de Forest, à un jet de pierre de notre beau palais.
12. C’est une situation bien connue de l’homme que celle de se laisser aller à paresser sur ses propres abords. Ce que l’on ne connait pas effraie, et il est bien plus confortable de ne pas lever les yeux au delà de ses propres horizons et de se satisfaire d’une existence toute réglée. Le voyage de Mourad Raïs était une folle entreprise, son mode de vie en entier était tourné vers l’éclatement de ses propres limites, territoriales, religieuses, culturelles. Même si les rapines sont si douces qu’il est difficile d’arrêter.
A l’abordage de nos propres abords ! Voila la maxime qui me guide à l’occasion de ces combats judiciaires multiples que notre belle profession nous donne d’accomplir. Il faut sortir du carcan de nos propres convictions pour les questionner et les rebâtir. Une seconde dépasser ses propres abords. Ce qui m’empêche de dormir, depuis si longtemps, même dans la douce nuit de Salé-le-Vieux, est comme une agitation intérieure, une obsession, une faille.
Et ce métier me permet de la sonder. L’avocat qui sommeille en moi s’évertue à traquer cette plaie, la regarder et méditer assis sur une pierre au bord du lac blanc de l’existence. Quand je songe sans sommeil aux calvaires de mes frères humains, quand je revis le martyre de mon frère, mon compatriote, Ali, je me ronge et bondis et trouve quelque apaisement à fomenter des nouvelles rapines judiciaires. Pour ensuite en tirer une énergie de défense, ou d’attaque lorsqu’il convient de faire barrage au cliquetis de fer et aux rouages grinçants, engrenages bruyants d’une justice pénale qui écrase. Il faut alors préparer une barre du même acier trempé et la ficher d’un geste habile et ferme à l’endroit qui dans un fracas soudain stoppera la belle machine de fer et de sang et stoppera l’écrasement. En une espèce de guérilla judiciaire, de flibuste téméraire, et audacieuse, l’avocat est le grain de sable qui déraille la mécanique fluide, paresseuse et déterminée de la justice aveugle.
Mais il ne suffit pas de méditer, l’avocat tire son pouvoir de nuisance, de son arrogance, de son goût de la séduction, de sa force de persuasion, afin qu’avec des mots il puisse casser, brise les funestes desseins de l’injustice et de sa gueule monstrueuse remplie de dents acérées réclament encore plus de chairs à broyer.
Nous devons trouver l’oreille du juge, pas pour la lui tirer, mais bien pour qu’il écoute. Un juge ? Il faut l’apprivoiser et l’approvisionner. Mon Maître (maintenant je peux vous le dire, je l’ai conviée secrètement des le début de ce discours, et elle virevolte dans cette salle, de sa petite présence émouvante), Maître Anne Krywin, disait : « un magistrat ne vous écoutera réellement, ne se laissera mener sur vos rivages, qu’après une altercation violente, une bravade légitime, un coup de griffe ou de bec aux sages convenances. C’est à ce moment seulement, sale bête libre et teigneuse, qu’il vous respectera. Mais alors, alors il hissera plus haut, bien plus haut que vous ne le pourrez jamais le drapeau noir de la liberté »
Le juge ne fera jamais rien d’autre que ce que vous lui demanderez – hé donc demandez ! – mais ce jour-là, méfiez-vous, ou peut-être, au fond, réjouissez-vous ! Dès que la saisine le prend, la liberté que vous lui donnez est audacieuse – pour votre thèse, pour l’intérêt que vous défendez – car lorsque le juge se lance à l’abordage et quitte ses abords, et se pique de piraterie, c’est l’État qui tremble et plie le genou.
13. Peu à peu, l’âge d’or de la piraterie prend fin : l’ordre, la stabilité, la régularité du commerce international ne pouvaient plus s’accommoder de ces libres boucaniers festoyeurs. Exit le fameux capitaine Misson qui avait crée Libertalia, la cité pirate utopique ou le pirate Salmon, qui refusait de se décoiffer devant le Tout-Puissant ! La société de plus en plus ordonnée ne supporte plus les pirates, ceux qui rejettent explicitement l’État et lui déclarent la guerre. Ainsi en va-t-il des avocats et des juges pirates. Nos démocraties « libérales », cherchent à tout régir et à ce qu’une bonne gouvernance ordonnée, sage, confortable, réglemente toutes les facettes de nos existences.
On peut s’offusquer de ce que Wikileaks brise un tabou des relations internationales : le secret. Mais ces rapines électroniques ne font que répondre à la technologie envahissant nos vies professionnelles et privées. Les consuls de notre époque ne semblent pas avoir le sommeil troublé par les cris de misères des damnés de la terre. Si toute vérité est bonne à entendre, il faut d’abord la dire, et rompre ce secret permet de débusquer les coupables de désinvoltures.
Je reste bouleversé de l’inaction des diplomates et hommes politiques belges face à la situation de Ali Aarrass. Nous savons, grâce à Wikileaks, qu’ils sont parfaitement au courant de son calvaire judiciaire. Mais pas un ne met en cause les autorités marocaines pour faire cesser ce scandale ! Pas un ne s’insurge publiquement contre cette situation intolérable ! Sauf un avocat ! M. le bâtonnier Vandenberghe, alors sénateur, qui interpellait le ministre de la Justice, le 4 mars 2010 afin de le mettre en garde des risques pour le respect du procès équitable d’une collaboration entre les autorités judiciaires belges et marocaines dans le procès Belliraj (9) .
On peut trouver malodorant de fréquenter et défendre des islamistes. Catégoriser est tellement simple et trouver un ennemi qui est si différent bien commode. L’avocat brise ses propres rivages et fait un pas vers l’autre, celui qui est différent et souvent, pour le pénaliste, celui qui a commis les plus lourdes fautes. Il s’agit alors de tendre la main, de l’écouter, mais aussi de dire, de toujours rester ancré dans ses propres convictions ! Le renégat tourne sa casaque, l’avocat toujours vit de son serment, et garde sa liberté, son irrévérence et son franc-parler.
On peut sévèrement critiquer l’avocat procédurier qui cherche et rapine dan le Code d’instruction criminelle afin de faire tomber une accusation. De plus en plus de voix s’élèvent contre ce qui est condamné comme des « abus de procédure ». La procédure est le prix à payer pour la liberté, disait Montesquieu. Il nous appartient de ferrailler. Ne pas être radicale dans la défense laisse la place à une mollesse funeste peu compatible avec nos missions de défense.
Aujourd’hui, face à un État qui rêve de régenter tous les aspects de notre existence, face à la démesure des moyens technologiques à la disposition et cette obsession de l’ordre et de la tempérance non seulement des passions, mais aussi du gentil petit quotidien de nos vies privées, partons à l’abordage ! Mettons à sac ce palais de justice ! Prenons à chaque instant notre liberté de parole et écrivons et disons sans détour ce que nous pensons.
Je ne résiste pas à l’envie de vous quitter en mettant mes pas dans ceux de l’un des plus illustres d’entre nous. En 1968, à cette même tribune, le bâtonnier Jakhian vous disait : « Tant qu’il y aura (…) un seul homme qui sera bafoué avec la complicité des indifférents et des discoureurs, personne n’aura le droit de se porter en accusateur ou en thuriféraire. Ou alors taisons-nous. Continuons à aimer notre soif de plus de bien-être, de plus de loisirs, de plus de confort, mais, dans le même temps, réapprenons à ramper pour que nous puissions nous exécuter, lorsque ceux que nous aurons laissé faire s’imposeront à nous. Car ne vous y trompez, ceux la seront toujours au rendez-vous » (10).
Me Christophe Marchand
(1)Les références historiques qui suivent sont librement inspirées de : P.LAMBERT WILSON, Utopies pirates, corsaires maures et renegados, Dagorno, 1998 ; 139 pages et Bastions pirates – Une histoire libertaire de la piraterie, Aden, 2005, 62 pages.
(2)R.COINDREAU, Les corsaires de Salé, Société d’éditions géographiques, maritimes et coloniales, Paris, 1948.
(3)Ceci se lit en anglais
(4)Comité des droits de l’homme, Nations Unis, Aarrass c. Espagne, G/SO 215/51 ESP (117), 26 novembre 2010, inédit
(5)J.BAUGNIET, « Réponse au discours de rentrée de Me Edouard Jakhian, « Pourquoi Caïn ? », discours prononcé à la séance solennelle de rentrée du 8 novembre 1968, J.T., 9 novembre 1948, p. 610.
(6)D. DE FOE, Les chemins de fortune – Histoire générale des plus fameux pirates, t.l, Libella (Poche), Paris, 2002, p. 123.
(7)Bruxelles (appel des référés), 21 février 2009, Bekhti c. Etat belge, arrêt n° 2009/1363, R.G. n° 2009/KR/31, inédit
(8)Le Monde, 12 mai 2009 et 14 mai 2009.
(9)Sénat de Belgique, Ann. Parl., sess. Plén., questions d’actualité, 4 mars 2010, n°4-130
(10)EDOUARD JAKHIAN, « Pourquoi Caïn ? », discours prononcé à la séance solennelle de rentrée du 8 novembre 1968, J.T., 9 novembre 1948, p. 610.