(Rabat, le 25 octobre 2010) –
Les suspects arrêtés dans le cadre de la loi antiterroriste marocaine subissent régulièrement de graves violations des droits humains qui compromettent leur droit à un procès équitable, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui.
Le rapport de 56 pages, intitulé « ‘Stop Looking for Your Son’: Illegal Detentions Under the Counterterrorism Law in Morocco » (« ‘Pas la peine de chercher votre fils’ : Détentions illégales dans le cadre de la loi antiterroriste au Maroc »), documente les pratiques abusives commises dans le cadre de la loi antiterroriste marocaine, adoptée 12 jours après que des attentats suicides coordonnés perpétrés à Casablanca le 16 mai 2003 ont coûté la vie à 45 personnes. Nombre de ces abus violent la législation progressiste adoptée par le Maroc pour protéger contre la torture et la détention illégale, ainsi que les conventions internationales signées par le Maroc, selon Human Rights Watch.
Ce rapport s’appuie en partie sur des entretiens menés entre 2007 et 2010 avec des personnes détenues dans le cadre de la loi antiterroriste, et avec leurs proches. Il comporte également une réponse de la part du gouvernement marocain, qui a été accueillie favorablement par Human Rights Watch.
« Si le Maroc a fait preuve de volonté politique en adoptant une législation éclairée en matière de droits humains, le gouvernement manque toutefois de volonté politique pour faire appliquer cette législation lorsqu’il s’agit de suspects de terrorisme », a déclaré Sarah Leah Whitson, Directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord de Human Rights Watch.
Ces pratiques débutent par l’arrestation des suspects par des agents en civil, qui ne présentent pas de pièce d’identité, n’expliquent pas le motif de l’arrestation puis transportent les suspects, les yeux bandés, vers un lieu de détention tenu secret, a observé Human Rights Watch. Dans ce lieu, les suspects sont souvent mis en garde à vue, ou détention préventive, au-delà de 12 jours, le délai maximum prévu par la loi. Nombre des personnes détenues dans ces conditions indiquent avoir été torturées ou maltraitées pendant leur détention. Les autorités finissent par les transférer à un poste de police, où des officiers de police leur présentent une déclaration à signer. Ce n’est qu’après qu’ils ont signé que la majorité d’entre eux peuvent voir un avocat pour la première fois, et que leurs familles sont pour la première fois informées de l’endroit où ils se trouvent – parfois quatre ou cinq semaines après leur arrestation.
Le fait que les agents ayant procédé aux arrestations se soient généralement abstenus de justifier de leur identité de policiers est significatif, car les suspects et leurs proches ont maintenu uniformément que ces personnes sont des agents du service national de renseignement, la Direction Générale de la Surveillance du Territoire. Selon le droit marocain, seule la Police judiciaire est légalement autorisée à arrêter des suspects et à les détenir en garde à vue.
Les suspects ont uniformément déclaré à Human Rights Watch que les agents les ayant arrêtés les ont placés dans un véhicule banalisé, leur ont bandé les yeux et les ont transportés vers un centre de détention dont ils pensaient qu’il était situé au siège de l’agence de renseignement à Témara, près de Rabat, ou à proximité de ce siège. Les autorités nient l’existence d’un tel centre de détention.
Le droit marocain interdit la détention de personnes dans des lieux qui ne font pas l’objet d’une surveillance officielle du ministère de la Justice, qui concernerait également le siège de l’agence de renseignement. Il exige également que la police informe la famille dès que les autorités placent quelqu’un en garde en vue – une exigence que les autorités ignorent systématiquement, selon les suspects et leurs familles.
Brahim Lahjouli, par exemple, a déclaré à Human Rights Watch qu’après que des agents ont arrêté son frère Abderrahim devant des témoins à Casablanca le 30 mars 2010, la famille est restée sans nouvelles de son sort jusqu’à ce qu’il réapparaisse en prison le 7 mai. Abderrahim Lahjouli a confié plus tard à ses proches qu’il avait passé quatre semaines à Témara avant d’être transféré dans un poste de police normal.
Le rapport présente aussi les cas des accusés dans l’affaire dite « affaire Belliraj » qui purgent actuellement de longues peines de prison, déclarés coupables d’avoir formé un réseau terroriste et d’avoir commis des délits de droit commun pour le financer. Ces hommes ont été arrêtés de façon similaire début 2008 et maintenus pendant des semaines en détention au secret. Leurs familles n’ont eu connaissance de l’endroit où ils se trouvaient qu’en lisant des articles dans les journaux annonçant le démantèlement du groupe.
Les avocats marocains qui assurent la défense de clients maintenus en garde à vue au-delà de la durée légale indiquent que la police enregistre régulièrement une date ultérieure d’arrestation afin de dissimuler la période passée en détention au secret. Les efforts déployés par la défense pour soulever cette violation de la procédure parmi d’autres n’incitent que rarement, voire jamais, le tribunal à déclarer irrecevables les « aveux » des suspects et, dans la plupart des cas, ces « aveux » servent de principale preuve pour les condamner.
« Le droit marocain exige que le tribunal rejette des aveux obtenus par la violence ou la contrainte », a remarqué Sarah Leah Whitson. « Mais quand il s’agit de la loi antiterroriste, les tribunaux ferment les yeux sur les circonstances coercitives, et dans certains cas sur la torture, qui ont précédé les aveux. »
Le gouvernement marocain, dans sa réponse aux questions soulevées par Human Rights Watch, reproduite en intégralité à l’Annexe 4 du rapport, a déclaré ce qui suit :
- Les sept terroristes présumés arrêtés en 2010 cités dans le rapport ont en fait été arrêtés le 26 avril par la Police judiciaire et présentés au juge d’instruction le 6 mai – dans le délai légal. La police les a gardés dans des lieux de détention légaux, supervisés par le procureur général, et a dûment informé chaque famille de cette détention, comme indiqué dans les registres de police.
- Les détenus ont le droit de demander un avocat après les quatre premiers jours en garde à vue mais s’ils ne font pas une telle demande, la police n’est pas obligée de fournir un accès à un avocat.
- Le fait que certains des suspects de terrorisme ont refusé de signer des déclarations préparées pour eux par la police montre qu’il n’y a pas de contrainte. En outre, de par la loi, le tribunal considère ces déclarations de police, signées ou non, comme de simples « références », sans valeur probante, qu’il convient de rejeter s’il est reconnu qu’elles ont été obtenues par la violence ou la contrainte.
- Les allégations de torture formulées à Human Rights Watch par les suspects arrêtés en 2010 ne sont pas crédibles, étant donné que ces suspects avaient la possibilité de déposer de telles plaintes auprès du procureur général ou du juge d’instruction et ont omis de le faire.
Human Rights Watch prépare une réponse exhaustive aux arguments exposés par le gouvernement, qui ne lui sont parvenus que le 18 octobre, mais a d’ores et déjà fait les observations suivantes :
- Les récits fournis par les familles, souvent appuyés par des témoins, concernant l’arrestation de suspects plusieurs jours et parfois plusieurs semaines avant la date de détention officiellement enregistrée, sont crédibles en raison de leur cohérence et des précisions apportées. Les affirmations des familles selon lesquelles les autorités ne les ont pas averties avant plusieurs jours ou semaines, alors même que nombre d’entre elles se sont rendues aux postes de police et aux parquets pour s’enquérir du sort de leurs proches ou pour les porter disparus, sont également crédibles.
- La plupart, sinon la totalité, des détenus présentés dans le rapport n’ont vu un avocat qu’après avoir signé leur déclaration de police – et donc, pour nombre d’entre eux, deux semaines ou plus après avoir été placés en détention. Au moins l’un des détenus – le fils d’un avocat – a dit à Human Rights Watch que sa demande à la police d’un avocat est restée sans réponse. Un système dans lequel les autorités interrogent des personnes placées en détention au secret et où la plupart des détenus voient un avocat pour la première fois après avoir signé une déclaration de police, ne respecte pas, de fait, la norme internationale garantissant aux suspects un accès rapide à un avocat.
- Certains détenus ont déclaré que la police avait usé de menaces pour les amener à signer les déclarations sans les lire. D’autres ont signé parce que, disaient-ils, ils ont senti qu’ils n’avaient pas le choix ou parce qu’ils étaient épuisés. En outre, on peut se demander si une signature est volontaire lorsque le suspect a été maintenu pendant plusieurs jours ou semaines en détention au secret, n’a pas vu un avocat, et a peut-être été torturé ou maltraité. Et contrairement à ce qu’affirme le gouvernement, ces déclarations fournissent bien les principaux éléments de preuve sur lesquels les tribunaux s’appuient pour condamner de nombreux suspects dans le cadre de la loi antiterroriste, selon les dires de nombreux avocats de la défense.
- Human Rights Watch n’a pas accès aux dossiers judiciaires dans les cas qui sont encore devant le juge d’instruction, pour savoir si les détenus ou leurs avocats ont soulevé des allégations de torture ou de mauvais traitements pendant les interrogatoires. Dans certains cas, leurs avocats ont confirmé à Human Rights Watch qu’ils avaient bien signalé les allégations auprès du juge d’instruction, et que les notes de séance mentionnent la plainte. Dans les affaires où les procès sont terminés, Human Rights Watch n’a pas connaissance que les tribunaux, au-delà de noter la plainte, ont ensuite enquêté sur les plaintes ou rejeté les « aveux » de l’accusé. Des avocats de la défense ont indiqué que même s’ils ont légalement le droit de réclamer un examen médical pour déterminer s’il y a eu torture, une telle demande aurait peu d’utilité en raison du temps écoulé – assez longtemps pour que des traces de torture disparaissent.
Contexte
Il y a près de quatre ans, le roi Mohammed VI a accepté le rapport final de l’Instance équité et réconciliation (IER) du Maroc, une commission de vérité qui a effectué un travail innovant sur la reconnaissance et la réparation des « disparitions » et autres violations graves de la part du gouvernement dans les dernières décennies. Non moins important, la commission a formulé des recommandations au gouvernement pour prévenir et réprimer les abus futurs, dont bon nombre n’ont pas encore été mises en œuvre.
Dans la période précédente, des centaines de personnes enlevées par des agents de l’État « ont disparu » pour toujours et sont présumées mortes. Dans le schéma actuel, la personne « enlevée » réapparaît au bout de plusieurs semaines, voire plus tôt, en garde à vue.
Même si les abus eux-mêmes sont peut-être moins graves que par le passé, le mépris de la loi par les forces de sécurité n’en est pas moins flagrant. Nombre des victimes de ces pratiques illégales purgent actuellement de longues peines de prison, après des procès inéquitables. Les autorités marocaines se sont largement abstenues de mener des enquêtes sur les allégations crédibles et répétées de violations des lois régissant l’arrestation et la détention de suspects, d’éradiquer ces pratiques et d’exiger des comptes à leurs auteurs.
« Le Maroc dispose de nombreuses lois rigoureuses pour éviter les abus, mais en omettant de les appliquer pour mettre fin à ces arrestations et détentions au secret illégales, le gouvernement sape non seulement l’État de droit mais aussi l’héritage de l’Instance équité et réconciliation », a conclu Sarah Leah Whitson.
Human Rights Watch a recommandé que le gouvernement :
- Veille à ce que tous les agents de l’État, lorsqu’ils placent une personne en détention, fournissent toujours à cette personne une preuve de leur affiliation auprès d’une agence habilitée à procéder à des arrestations, et exposent le motif de l’arrestation de cette personne.
- Fasse respecter toutes les lois marocaines régissant la détention en garde a? vue par l’ouverture d’enquêtes partout où il y a des preuves que la police ou d’autres agents de l’État ont pu garder un suspect pendant une période quelconque en dehors d’un lieu de détention officiellement reconnu, délibérément enregistré une fausse date d’arrestation afin de dissimuler une détention en garde a? vue au secret ou prolongée illégalement, refusé à un suspect l’accès à un avocat, ou omis de présenter le suspect devant un juge dans les délais prescrits par la loi.
- Exige des comptes aux policiers qui procèdent à des arrestations et omettent d’informer sans délai la famille de l’arrestation et de l’endroit où se trouve un suspect, conformément à l’article 67 du Code de Procédure pénale.
- Autorise les organisations non gouvernementales de défense des droits humains nationales et internationales à se rendre dans tous les lieux de détention, y compris celui situé à Te?mara.