Fragments de vie carcérale (3), par Ali Aarrass
Je vous demande de m’excuser, car je vais devoir souvent prononcer des mots désagréables comme : kidnappé, torturé, violence, humiliation, prison, isolement, etc.
Ceci dit, je continue pour mieux expliquer ce côté humain qui fait que, malgré les tortures abjectes, les conditions de détention difficiles à supporter durant de longues années, il faut rester debout, bien ferme dans ses convictions.
Nous savons tous que l’homme a la spontanéité et il est prédisposé à porter de l’aide à son semblable !
Au début de mon isolement dans la prison de Salé 2, j’entendais quelqu’un frapper de l’autre côté du mur de ma cellule, j’étais encore en état de choc, je me suis levé du sol et me suis dirigé vers le mur pour savoir d’où venaient ces coups. Je réponds aussi par des coups, j’entends une voix qui dit de monter sur le lavabo encastré dans le mur, je suis monté et j’ai vu une main de la cellule voisine qui m’offrait un fruit ; je n’ai pas hésité une seconde, je l’ai remercié pour ce geste humain.
Puis plus de nouvelles depuis ce jour-là du voisin. Je dois dire que, encore aujourd’hui, je garde dans l’esprit cette solidarité et bien sûr le goût de ce fruit que j’ai dégusté avec grand plaisir et puis je devais me débarrasser de l’épluchure dans la toilette avant que les matons ne les trouvent, pour ne pas mettre en danger le voisin d’à côté, car ils savent que j’étais sensé n’avoir de contact avec personne !
Les cinq premiers mois de mon isolement, au sol avec deux couvertures, portes et fenêtres fermées, une nourriture immonde et immangeable, sans douche, sans médecin, sans coiffeur, sans sortir à la cour, sans visite familiale…
Couché sur le dos, je fixe le plafond de mes yeux et du coup je vois ce plafond descendre et s’approcher de mon visage.
La faim était présente tout le temps, la nourriture, quand elle arrive, je la mange parfois en fermant les yeux et en triant les petites bestioles et les cailloux, le pain sale et sec. Malgré cela, j’étais moralement capable de leur démontrer que je n’avais besoin de rien et de rester debout même si mon corps me joue un tour avec un dysfonctionnement articulaire.
Bien sûr, ceci après leur avoir demandé à maintes reprises le pourquoi de toutes ces entorses à mes droits fondamentaux. Je savais très bien qu’ils étaient sous les ordres des hauts placés !
Les mois passent, les odeurs dans ma cellule commencent à devenir fermentées et insupportables mais je dois reconnaître que je m’étais habitué à ces conditions inhumaines et déplorables.
Les matons, quand ils ouvrent la porte blindée de ma cellule, bouchent leur nez et me demandent : pourquoi tu n’ouvres pas la fenêtre ?! Je leur ai fait savoir que cela ne me dérange absolument pas et qu’elle était fermée avant mon arrivée.
L’heure de la distribution des repas, ils poussent le plateau avec leurs pieds en fermant vite la porte. Ce geste est pour me faire savoir que je ne suis rien qu’un criminel ou un animal. Cela fait partie des humiliations et les tortures blanches d’isolement, ce sont les consignes.
Je savais qu’il leur était facile d’ouvrir cette maudite fenêtre et de ne plus me priver des tous les droits fondamentaux, mais je ne devais pas tomber dans leur jeu.
Il est très facile pour les personnes fragiles de céder et d’être une pâte à modeler pour les tortionnaires.
D’autres se font avoir par le chantage et des promesses, qui ne sont jamais respectées.
Un après-midi, la porte blindée de ma cellule s’ouvre, je vois le gardien de mon quartier avec un prisonnier avec une tondeuse en main prêt à me couper les cheveux avec mon accord. Je n’ai pas refusé ce que je savais être un droit. Donc ils rentrent avec une chaise toute en morceaux, directement je me suis rappelé de la fameuse chaise du centre secret de Témara, là où les bourreaux m’ont torturé et passé à tabac durant douze jours et nuits …
Directement je lui dis de changer cette chaise pour une autre en bonne condition, chose qu’il n’a pas refusé, il ordonne au coiffeur de prendre une juste à côté de son poste. J’ai vite remarqué que le gardien était mal à l’aise à cause des odeurs. Il me dit avec respect : pourquoi n’ouvres-tu pas la fenêtre ? J’ai lui dit qu’elle était très haute et que c’est de votre devoir à vous de faire le nécessaire pour que je sois dans de bonnes conditions de vie. Avant son départ, il m’a dit qu’il allait signaler cela à son chef. Me voilà les cheveux coupés, mais il me fallait une douche, je commence à me gratter partout. Ce qui était important c’était de les voir arriver vaincus en m’offrant mes droits fondamentaux sans les supplier ni plier les genoux.
Un bon matin le directeur se présente avec ses gardes et me dit : as-tu besoin de quelque chose ? Conscient de l’état dans lequel j’étais. Qu’auriez vous répondu ?
Je m’attendais à ce qu’il se présente d’abord… Rien de tout cela, directement avec sang froid, comme ils ont l’habitude de le faire. C’est pour te démontrer qu’il est le plus fort et le seul à détenir l’autorité en prison. Aussi quand il est accompagné par ses gardes fidèles, il utilise la langue de bois. Avant de lui répondre, je le regarde dans les yeux, directement je me suis dit, « Ali reste fort devant eux, ne tombe pas à leur niveau . »
D’après vous, ne croyez-vous pas que le directeur est censé être au courant des conditions de vie de chaque prisonnier dans son établissement. Il n’y a pas une chaise qui se déplace d’un endroit à un autre sans sa permission ! Donc j’ai répondu en le regardant aussi dans les yeux. « Non, je n’ai besoin de rien ». Il ne s’attendait pas à cette négation de la part d’un prisonnier isolé, coupé du monde extérieur, qui couche au sol, privé de médecin et de médicaments, de douche, de téléphone, de sortie à la cour et cela durant cinq mois depuis mon dépôt à Salé ll.
Aussi j’aimerais attirer votre attention sur ces cinq premiers mois d’isolement sensoriel. Il y a eu le printemps arabe en Tunisie, Libye, Égypte, le 20 février au Maroc, les indignés en Espagne (Madrid). Tout ceci je l’ignorais. Donc le directeur part en claquant fortement la porte blindée de ma cellule.
Quelques minutes après, le gardien de mon quartier (B), s’approche pour me dire, « Ali pourquoi tu as refusé l’offre du directeur ? » Il me fallait une fois de plus répondre en pesant bien mes mots. Je lui ai dit que si cette offre était un droit, il ne faut pas me priver de cela ! Et si c’était un privilège, je n’en voulais pas ! Alors, je vais expliquer la raison pour laquelle j’ai refusé : Si j’avais répondu au directeur : oui j’ai besoin d’un lit avec un matelas, d’une chaise, d’une petite table, de prendre une douche, de voir un médecin, de sortir à la cour, de téléphoner à ma famille… Ou encore une autre chose facile et à portée de main, comme avoir ma brosse à dents et du dentifrice, petite chose qui m’avait été refusée. Donc imaginer dans qu’elle état d’esprit j’étais.
Quelques jours plus tard, le même gardien s’approche de la porte de ma cellule pour me dire « Ali, il faut que tu fasses une demande écrite à la direction pour récupérer tes habits et ta brosse à dents.» J’ai remarqué que ce gardien m’a parlé avec respect et qu’il voulait peut-être me conseiller ou alors il a été envoyé pour voir ma réaction mais j’ai renoncé à faire la demande !
Je répète qu’il était dans mon droit d’avoir un minimum de bien être dans cet isolement, mais ils ne l’ont pas voulu ainsi !!!
Si j’avais répondu par oui à leur demande, je leur aurais montré mon point faible. Donc tout en sachant qu’ils aimaient s’amuser avec ma dignité, j’ai évité de leur procurer ce plaisir…
Les jours passent lentement, très lentement.
Un bon matin très tôt. La porte blindée s’ouvre, des matons entrent pour fouiller ma cellule, je dois dire qu’ils étaient dégoûtés des odeurs très fortes, après m’avoir fouillé et ce qu’il y avait a fouiller ! Ils repartent sans rien dire ni trouver.
Le jour d’après, toujours le matin, le chargé du quartier entre dans ma cellule avec une chaise pour ouvrir cette fenêtre que je refusais d’ouvrir sur leurs ordres.
Après son départ, je me suis senti très bien et fier de ma dignité, moi qui n’ai pas cédé ni à l’intimidation ni à l’humiliation.
Concernant la dignité et l’espoir chez l’être humain, je ne finissais pas d’apprendre des leçons tous les jours.
À cette époque-là, il y avait un prisonnier dans la cour, un homme accroupi en train de cirer ses chaussures, un autre qui s’approchait de lui pour lui dire » »je vois que tu te prépares pour sortir bientôt n’est ce pas ? » Et l’homme aux chaussures lui répond oui. L’autre repose une autre question « combien il t’en reste avant ta libération ? » Et lui, il répond : Je suis condamné à perpétuité ! «
Ceci-dit, il était fort dans le corps et l’esprit qu’un jour il finira par sortir mort au vivant, mais jamais sans sa dignité et la fierté d’un homme !!!
J’ai compris que cette vie n’est pas pour les âmes timorées qui ont peur de faire face à la réalité.
Hélas il était écrit que j’apprendrais de bonne heure que certaines choses coupent l’appétit, l’envie de manger s’envole en même temps que le sommeil !
Je suis désolé, mais jusqu’à maintenant vous avez remarqué que je ne peux vous parler que d’anecdotes bien tristes…
En voici d’autres qui peut-être allègent nos cœurs.
Souvent dans l’isolement total avec un silence interminable, coupé du monde, couché sur le dos je me parle à moi-même, je me dis : « Dis-moi, dis-moi que je suis vivant ? Oui, je réplique, oui, toujours vivant ! »
L’homme a-t-il une fin propre ?
Nous savons qu’il se nourrit d’illusions. Il faut qu’il s’y tienne. Sinon il chavire et il tombe, en raison de ses faiblesses de cœur et d’esprit.
En prison donc, ne jamais avoir confiance, être prudent , prendre le temps de bien connaître les matons, ouvre bien tes yeux, tes oreilles ! Sois intelligent et patient. Il faut vivre ton présent, chaque moment, chaque minute de ta vie est importante, et ne t’habitue pas à la routine, car ils peuvent te la briser à n’importe quel moment, alors tu te sentirais déboussolé ce jour-là entre ces quatre maudits murs de ta cellule !