L’enfer carcéral que décrivent trente d’entre-eux, signataires d’un «Appel aux vivants» annonçant leur grève de la faim de trois jours fin octobre, est un récit du Moyen-Âge, où la violence et les privations sont le lot quotidien de leur vie de taulards. Une vie marquée aussi par «l’indifférence de la France» à qui leur message de détresse est adressé.
«J’ai besoin de soins de la France»
«Les consulats de France sont inconséquents, absents», dénonce un prisonnier qui a souhaité garder l’anonymat. «Notre courrier n’arrive pas toujours, et ils n’hésitent pas à nous conseiller des avocats véreux», accuse un autre.
Une situation pourtant relativisée par un récent reportage d’une télévision marocaine francophone.
«À l’heure à laquelle je vous écris cette lettre, j’ai un bras dans le plâtre, et beaucoup de boutons sur le corps. J’ai besoin de soins de la France. Je suis français, j’aimerais beaucoup avoir de l’aide. Le Consul ne nous sert à rien. J’ai eu beaucoup d’accidents depuis neuf mois que je suis là, et il me reste 27 mois à finir donc je ne sais pas si je sortirais vivant», témoignait pourtant un prisonnier français dans un message adressé à une ONG locale.
Près de 70 autres prisonniers étrangers disséminés dans huit autres prisons du royaume ont rallié le mouvement pour attirer l’attention de l’Europe sur les conditions inhumaines de leur incarcération.
Satfilage, dont le nom évoque certainement un lointain passé colonial, est l’un des plus vieux pénitenciers du Maroc. Un lieu de perdition, où s’entassent ces captifs français pour la plupart tombés pour trafic de drogue. Prévue pour accueillir 450 prisonniers, la prison en compte plus de 2600.
C’est un concentré de Tanger la crue, celle des bas-fonds sordides dont le romancier Mohamed Choukri avait dépeint il y a déjà plus d’un demi-siècle le sombre tableau dans Le pain nu . Pas étonnant que ce bagne digne de Cayenne soit le plus cosmopolite du pays, et aussi celui qui compte le plus grand nombre de détenus français à l’étranger.
«Des cafards anthropophages»
«Je profite de ce que M. Mendès, rapporteur des Nations unies sur la torture et l’état des prisons au Maroc, soit en train de livrer ses conclusions, et qu’Hélène Conway Mouret, ministre déléguée des Français à l’étranger, se soit exprimée le 29 septembre à la télévision marocaine pour saluer l’avancée considérable de la démocratie au Maroc, et les efforts du royaume en matière des Droits humains, pour vous aiguiller sur mon environnement direct. Je vous écris depuis une paillasse de 60 sur 90 cm, que je partage avec une horde de « cafards anthropophages » qui laissent des marques de morsures sur l’épiderme», écrit Benoît, échoué à Satfilage comme le Billy Hayes de Midnight Express pour avoir tenté de faire transiter du cannabis vers la France. Il partage sa cellule de 25 m2 avec 35 autres prisonniers, soit un espace individuel de 70 cm2, au lieu des 6 m2 réglementaires.
«Pour la moitié d’entre eux, pas de paillasse, l’expression consacrée ici est « la gare », soit à terre, une coursive de desserte d’un mètre sur cinq», poursuit Benoît.
Dormir à «la gare» est, sauf exception, un passage obligé pour tout nouvel arrivant, car le délai d’obtention d’un semblant de lit peut prendre plusieurs mois, et encore faut-il avoir un matelas qui se résume souvent à une simple couche en éponge jaunie par les ans, l’urine, la crasse et mitée de morpions voraces.
«Il y a beaucoup de petites bestioles qui se cachent dans nos vêtements. Des rats, des chats, des araignées, des gros moustiques et des cafards. Je me gratte tout le temps, c’est insupportable. Les places sont payantes pour un lit, j’ai payé 200 euros au chef de chambre sinon il m’aurait mis en dessous d’un lit. Nous n’avons pas de fenêtres, on n’arrive pas bien à respirer. Je tombe malade très souvent, je respire très mal», se plaint un autre Français condamné à 3 ans ferme pour les mêmes motifs que Benoît.
Entassés comme des sardines
Comme eux, chaque année, des dizaines de Français, dont une partie possèdent la double-nationalité, sont arrêtés au port de Tanger-Med, point de passage des tonnes de haschich que les trafiquants tentent de cacher dans la carrosserie des voitures et des camions. Beaucoup sont des passeurs de drogue, des «mules» qui pour un transit réussi peuvent empocher jusqu’à 20.000 euros à l’arrivée. D’autres sont de simples consommateurs inconscients qui voulaient rapporter un «souvenir de vacances», la célèbre résine de cannabis de la région du Rif.
Tous sont logés à la même enseigne. Ils sont près de 200 à croupir dans les prisons du nord du Maroc, à Satfilage, mais aussi à Larache, Tétouan, Nador et Al-Hoceima. Une centaine d’autres sont disséminés dans d’autres prisons tout aussi infernales, à Casablanca, Salé, Mohammedia, Kénitra, Berrechid, Fès ou Marrakech.
«Ici, rien n’est normé: câbles électriques à nus, disjoncteurs hors d’âge ou inexistants, douilles, ampoules et détergents pour les sols à la charge des détenus, confusion totale entre toilettes, salle de bain et évier, réchauds à résistances apparentes, pas de fenêtres, mais des meurtrières sans vitres à barreaux. Je me montre synthétique pour ne pas en rajouter, parce que j’ai parfois envie de hurler», raconte Benoît.
Ce que décrit ce détenu de Satfilage n’est pas une exception. D’autres prisonniers et des rapports d’associations des droits de l’Homme décrivent le même calvaire dans la plupart des geôles chérifiennes: des cellules de 40 m2 où s’entassent jusqu’à 80 personnes dans des conditions aussi terribles. Des photos qui circulent sur Internet montrent des hommes serrés comme des sardines, dormant parfois jusque sur le trou des toilettes turques qu’ils recouvrent d’une couverture.
Pour échapper à l’air saturé des cellules, ils doivent soudoyer les mâtons pour qu’ils gardent entrebaîllées les lourdes portes en fer qui doublent les grilles. «Le problème, c’est que la prison est peuplée de hordes de chats affamés qui s’introduisent en cellule pendant la promenade et mangent nos provisions», se plaint un autre français incarcéré lui à Oukacha, la plus grande prison marocaine de Casablanca.
Couteaux et rasoirs vendus par les matons
La galle, la dysenterie et les maladies de l’appareil respiratoire font des ravages parmi les prisonniers. «Il va de soi que dans de telles conditions, il est impossible de sacrifier à l’hygiène, qu’elle soit corporelle ou mentale. Au moment où j’écris ces lignes, on emmène un infirme de la jambe droite à l’infirmerie pour tentative de pendaison dans le réduit toilette-évier-douche», raconte Benoît.
Selon l’Observatoire marocain des prisons, une organisation qui n’a cessé de tirer la sonnette d’alarme sur les conditions de détentions dans le royaume, la plupart des décès qui surviennent en captivité sont d’origine suspecte.
Si les détenus ne meurent pas d’infections ou ne se suicident pas, ils succombent aux mauvais traitement ou suite à des actes de violence: «60 à 70% de la population carcérale porte les stigmates d’automutilations ou de joutes, souvent au couteau ou au rasoir, souvent vendus par les gardiens».
«Quel que soit l’âge, les dentitions sont affectées dans les mêmes proportions, ce qui m’amène à parler de soins: pas ou peu de médicaments, de consultations, un jour de visite par quartier et par semaine, erreurs de diagnostics en l’absence de médecins, car médication quand même. Exemple : spray antiparasitaire pour un asthmatique, bandage pour une double fracture», poursuit Benoît.
Difficile en effet de penser aux soins, lorsque l’on sait que le Maroc dépense à peine 30 centimes d’euros par détenu et par jour, une parcimonie aux conséquences désastreuses. «Un ex-champion d’Europe de boxe anglaise a été libéré il y a peu sans dents, pour cause de traitement inapproprié. Patrick F. ex-corps de l’armée de terre française, est mort il y a deux semaines, faute d’avoir été transféré à Rabat assez tôt, au profit d’un autre jeune homme dont le pronostic vital n’était pas engagé», relate Benoît.
600 euros par mois pour survivre
Pourtant l’économie des pénitenciers marocains est florissante, grâce au racket et à la corruption. Car «la prison coûte cher, horriblement cher ici», assure un ex-prisonnier français. «Là-bas, pour 300 euros, tu cantines plutôt bien quand tu es non-fumeur. Il faut compter 100 euros par semaine pour la nourriture, plus 50 euros pour payer les différents services aux matons, ce qui revient à 600 euros par mois, juste pour avoir le minimum vital», explique-t-il.
À Tanger comme dans les autres «centrales» marocaines, le prisonnier achète tout, même ses droits, et parfois bien plus. Au parloir, des essaims de mères et épouses en djellabas apportent des couffins de victuailles à leurs proches. Dans le vacarme assourdissant où familles et détenus hurlent pour se faire entendre, pour cinq euros, les matons ferment les yeux sur un téléphone portable camouflé dans une baguette de pain, une bouteille d’eau minérale remplie de vodka ou une de Coca pleine de vin rouge.
«Pour 10 ou 20 euros, tu peux même faire passer une friteuse ou un barbecue», affirme un autre détenu français qui a déjà tenté l’expérience avec succès. Jusqu’à la prochaine fouille, la redoutable «faille» comme l’appellent les prisonniers marocains, où tout ce mobilier de fortune est confisqué par les mêmes qui l’ont fait passer. Pour le récupérer, il faut encore payer. «Ici, l’argent est roi. La corruption est une respiration simple et naturelle», résume Benoît.
Les détenus français qui ne reçoivent pas de mandats de leur famille, ni de ration hebdomadaire, risquent très vite de présenter des signes de malnutrition.
«Les matons sont des vauriens, ils ne savent que vous demander de l’argent. Moi ce n’est pas mon délire. Je n’arrive même pas à vivre avec le peu d’argent que ma mère m’envoie. Je mange avec, mais parfois je n’ai rien à manger. Tout est à notre charge. Il faut tout acheter je vous dis», déplore un autre détenu français.
L’Espagne donne 100 euros, la France rien
Consciente de cette réalité, l’Espagne alloue une somme de 100 euros par mois à chacun de ses ressortissants incarcérés qui constituent le plus grand contingent des détenus tangérois. La France, rien. «Le pire, c’est que nous sommes perçus comme des riches, puisque nous sommes européens», regrette un ancien de Satfilage.
Ceux qui ne reçoivent aucune aide familiale sont condamnés à travailler. Au Maroc, cela veut dire se mettre au service d’un autre prisonnier, souvent le chef de chambrée, ou se prostituer. Pour les ex-trafiquants de drogue, pas la peine de penser à perpétuer le business dans les murs de la prison, le marché est déjà pris par les petites mains de l’administration.
«Le comble pour nous, c’est d’arriver dans une prison où l’on trouve de l’héroïne, des cachetons, du shit, de la coke, de la colle… Cela deal grave à l’intérieur», explique un jeune franco-marocain. Le trafic est organisé par les gardiens, et le bénéfice généré remonte très haut dans la hiérarchie pénitentiaire, jusqu’aux plus hautes sphères de l’administration, selon le rapport de Juan Mendès rendu public en août 2012.
Dans cet univers de non-droit, le seul espoir des détenus français est le transfert vers les prisons de l’Hexagone où ils peuvent espérer des réductions de peine, car souvent la justice marocaine a la main très lourde, mais les procédures prennent toujours de longues années dans les dédales de la bureaucratie locale et à cause, affirment-ils, du peu d’entrain manifesté par le Quai d’Orsay.
Zineb El Rhazoui
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