Voilà bien un an que j’ai connaissance du cas d’Ali Aarrass. J’ai assisté, pour la première fois, à l’un des rassemblements pour sa cause devant l’ambassade du Maroc, fin juillet 2011. J’y croise quelques membres de sa famille, et une trentaine d’autres militants. Je me présente à l’un de ces derniers, à qui je demande un résumé de la situation. Il me raconte par la même occasion sa participation à la mission Bienvenue en Palestine, quelques jours plus tôt. On ne me connaît pas encore.
Quelques mois plus tard, j’ai l’honneur de me voir confier la responsabilité de l’impression du livre « Ali Aarrass, pour l’exemple » de Nicolas Ingargiola et Abdellah Boudami.
A la sortie de ce livre, tombe l’annonce d’une sentence inattendue : quinze ans de prison ferme. Les avocats vont en appel.
Quelques semaines plus tard, un membre de ma famille me propose une affaire commerciale au Maroc. Cinq ou six ans que je n’ai pas mis les pieds dans mon pays d’origine, c’est le moment!
Le temps de clôturer quelques dossiers, préparer mon voyage et je suis prêt à partir pour l’audience du 9 avril. Je suis prêt, sauf mon passeport que je n’ai pas eu le temps d’aller demander. Trop tard. La délégation partira sans moi.
La prochaine audience est prévue pour le 7 mai. Il est prévu que ma petite maman fasse partie du voyage.
J’arrive le jeudi 3 mai à l’administration communale pour un passeport belge. Trop tard, il est bientôt 19h, les commandes sont parties à 15h. Le passeport ne peut arriver que lundi, dans la journée. Je mets la pression (comme j’ai vu mon père faire quand j’étais jeune) : « On m’a dit au téléphone que je pouvais avoir mon passeport demain matin, qu’il fallait juste passer aujourd’hui entre 8h et 19h. Je dois être au Maroc lundi à la première heure. Trouvez-moi une solution. »
Après quelques coups de fil : « Monsieur, on n’a jamais fait ça, mais nous allons voir avec le Ministère dès demain matin 7h00 s’il est possible de l’avoir encore plus vite qu’en express. Mais cela risque de coûter plus cher, bien plus cher. Et je ne vous garantis rien, ne venez pas tout casser ici demain matin. »
« Ne vous inquiétez pas. Mais, je compte sur vous. »
Le lendemain matin, 7h30 : « Monsieur, nous avons une solution, ils acceptent de vous le livrer au commissariat de police de Zaventem samedi matin, 5h00. Cela vous va? »
« Hahaha! Excellent travail! J’arrive régler la différence immédiatement! » (seize petits euros pour cette mesure exceptionnelle! Je critiquerai moins souvent l’administration belge.)
Je demande à ma maman si elle est toujours prête à partir : « Non fiston, vas-y, tu as tes affaires, je n’ai pas envie de te retarder. Et puis, ton timing est toujours trop serré. »
Dimanche, à l’aéroport, coup de fil à Farida : « Alors, prête pour le voyage? De quel côté êtes-vous? Parce que… j’arriiiiiive! » Parmi la délégation, seul Luk est au courant, depuis quelques jours déjà.
Ismail, Sarah, Farida et Luk sont là.
Arrivés à Casablanca, nous rencontrons Frances Webber avec qui nous prenons le train pour Rabat. Nous descendons dans un petit hôtel, Kaoutar et Souhail nous attendent.
Lundi neuf mai, jour J, petit-déjeuner à 7h, et départ à 8h pour le Tribunal de première instance de Salé. Nous prenons le tram (système flambant neuf), sans titre de transport.
Nous demandons au contrôleur si nous sommes dans la bonne direction. Et lui nous demande nos titres de transport. Nous expliquons que les guichets semblaient fermés. Pas grave, l’amende s’élève à 50 Dh par personne (5 euros), nous sommes quatre. Il nous fait une gentillesse : « Vous n’allez payer que deux amendes, cela vous revient à 100 Dh au lieu de 200 Dh. Voici vos reçus. »
Quelques minutes plus tard nous sommes aux abords du tribunal. La famille espagnole n’est pas encore là. Nous décidons de faire une pause en face.
Tout le monde semble connaître la délégation Ali Aarrass, du petit cireur de chaussures aux policiers, en passant par les agents de sécurité. Un coup d’oeil à l’historique et tout s’explique : plus d’une dizaine d’audiences.
9H10, nous rejoignons la salle où aura lieu le procès. A gauche, dans un volume vitré, des bancs accueillent les accusés. Je suis frappé par leur jeunesse. A droite, les familles venues assister au procès de leurs enfants ou proches. La délégation pour Ali a trouvé place sur le premier banc, le tout premier, resté vide, comme s’il nous attendait. En face se trouvent les magistrats. Un seul sera actif tout au long du procès, le juge : il convoque les accusés, appelle les avocats, questionne les premiers, commande au greffier quelques notes etc.
Je joue les traducteurs pour Frances. Des affaires de vol, et autres délits mineurs…
Le juge m’a semblé sympathique : il s’adresse aux accusés dans le dialecte marocain, tandis que les avocats s’expriment en arabe. Tantôt il plaisante, tantôt il est rouge de colère. Ses collègues ont l’air de s’ennuyer.
Ali n’est pas encore là. Je jette un oeil aux documents sur le pupitre du juge : une série de dossiers, tous fins, sauf trois énormes. Est-ce ce que je pense?
Après quelques affaires de jeunes délinquants, le juge demande s’il y a des femmes, qu’on passe leurs affaires en premier. Il y en a deux.
L’heure tourne, et un nouvel épisode qui ne manque pas de faire sourire les avocats européens : un enfant de moins de huit ans est appelé à témoigner.
Quelques affaires plus loin (Hassan et la famille de Melilla nous ont rejoint entre-temps), le juge jette un oeil aux gros dossiers et demande s’il n’y aurait pas des affaires de terrorisme à juger.
On fait monter les accusés concernés par ces dernières affaires.
C’est au tour d’Ali de pénétrer dans la salle. Le temps s’arrête. Incompréhension générale. Ali titube, le visage blême, il fixe le sol. Il souffre. Son regard est vide, son visage est pâle, une apparence grisonnante. Un masque pend à son oreille. Une bouteille à une main, un mouchoir à l’autre. Même pas un regard vers la salle. Il regagne un banc avec beaucoup de mal. Il s’assied. De travers.
Je ne comprends pas, je cherche des explications chez mes voisins. Tout le monde est agité, désarroi complet. J’entends Luk dire : « Mais qu’est-ce qu’il a? Je ne l’ai jamais vu dans un état pareil! » Farida cherche à capter le regard de son frère pour en savoir plus. Il fait un signe des mains que je traduis par « J’ai été forcé, projeté jusqu’ici. »
Luk ne tient plus, il se lève et fait des va-et-vient à côté du bloc de verre. Il veut savoir ce qui arrive à Ali. Un policier s’approche pour lui demander de regagner sa place. Je ne reconnais plus Luk, il est énervé.
Farida essaie de se retenir, elle est en pleurs. Une ambiance d’injustice règne désormais dans la salle. La tension monte. Une envie de foncer sur les forces de l’ordre, et frapper tout ce qui bouge. Je perds patience, je sors quelques instants me calmer.
Lorsque j’entre à nouveau, Ali est devant les juges, affalé sur une chaise qu’on a mise à sa disposition. Ces derniers remarquent que son état est alarmant et proposent de repousser l’audience à une date ultérieure. Les avocats demandent quand même à plaider, mais Ali n’est pas apte. Nouveau report de l’audience au lundi 21 mai.
Pour la cour, c’est aussi simple que cela. Pour la famille, ce sont des frais qui se multiplient. Pour la Belgique, c’est un belge, mais d’origine marocaine, hélas pour lui.
Ali escorté par la police quitte la salle tant bien que mal, la cour se retire aussi. Ce mouvement est accompagné par des cris de colère et d’encouragement : « Libérez Ali Aarrass! » « Ali Aarrass est innocent! » « Ali bariii-oun! » Et d’autres cris en espagnol. Les policiers chargés de faire nous faire sortir du tribunal font preuve de tact, ils nous regardent de loin, ne nous brusquent pas. Un parfum d’innocence plane sur la famille. Farida pleure mais essaie de reprendre ses esprits.
A la sortie, on en sait un peu plus : Ali souffre d’allergies, d’autant plus qu’il a entamé une grève de la faim pour dénoncer ses conditions carcérales. Il devait être à son cinquième jour sans nourriture.
Farida, la soeur d’Ali explose à nouveau en sanglots dans les bras de sa belle-soeur, Houria. Une scène qui fait mal, très mal.
Je m’approche d’Hamza, petit frère d’Ali, qui n’arrive pas à maîtriser son émotion, aux côtés de sa maman. La belle-mère d’Ali, très proche de lui, me cite l’une des réflexions qu’il avait dites lors d’une visite : « C’est Dieu qui m’a fait entrer en prison, c’est Dieu qui m’en sortira. » Cela confirme les dires à son propos, Ali est un grand homme, Dieu l’aime, et on ne peut l’oublier.
Nous accompagnons Farida et sa fille à la prison, elles vont visiter Ali.
Le soir, Farida m’en parle encore, de sa visite à la prison, et de la vie d’Ali en général. Mes yeux se chargent de larmes, prêts à exploser. Je baisse la tête vers mon ordinateur, je dois me contenir, nous sommes là pour les soutenir lui et sa famille. Elle m’explique leurs relations frère-soeur, on dirait des jumeaux, la relation d’Ali avec leur petite soeur Malika, ainsi qu’avec Hamza et le reste de la famille. Je comprends mieux pourquoi les uns n’hésitent pas à prendre l’avion, les autres à traverser le Maroc en voiture, huit heures de route à l’aller, autant au retour.
Le lendemain, une partie de la délégation retourne en Belgique. Luk et moi restons encore quelques jours. Nous aurons notamment un entretien avec Khadija Ryadi, présidente de l’AMDH, association marocaine des droits humains (interview réalisée par Luk : http://www.freeali.be/2012/05/13/interview-de-khadija-ryadi-amdh-a-loccasion-de-la-douzieme-audience-du-proces-ali-aarrass).
Il est temps pour moi de rejoindre ma famille dans le nord et reprendre mes affaires. Je décide de prendre le train, en première classe. Cela s’avère être un excellent choix. Un couple de managers français voyage dans ma cabine. Ils sont intéressés par ma lecture, et une conversation s’engage : secteur et poste de travail, raison(s) du voyage etc. J’arrive très vite à parler d’Ali et de son procès et, surprise, le mari : « Ah oui, ne serait-ce pas ce belgo-marocain arrêté en Espagne dans l’affaire Belliraj? Oui, bien sûr, j’en ai entendu parler! »
Je termine de les mettre au courant de toute l’affaire. Seul regret, je n’ai pas le livre d’Ali sous la main. Qu’à cela ne tienne! Nous échangeons nos coordonnées pour une future correspondance, et j’en profiterai pour les mettre au courant des suites de l’affaire d’Ali, cet homme que nous avons laissé, malade, à la prison de Salé.
Jeudi 10 mai, je rejoins à nouveau Rabat pour la pièce « La vie, c’est comme un arbre. » Invité par celui-ci, je ne pouvais pas rater l’événement. A la fin du spectacle, j’ai le bonheur de revoir mon cher ami et compagnon de voyage, Luk, ainsi que maître Dadsi, et son épouse. Je retourne le soir même à Tanger.
Le matin de mon départ pour la Belgique, ma grand-mère me demande :
– Tu ne vas pas chez le barbier?
– Le barbier? Non, pourquoi?
– Tu vas aller partir comme ça?
– Comment ça comme ça?
– Bah, ta barbe, tu devrais la couper, tu n’as pas peur d’avoir des problèmes à la douane? Avec toutes ces histoires de terrorisme?
– Haaaaahahahaha! Non, t’inquiète pas grand-mère.
Lorsque mon grand-père arrive à l’étage, j’entends ma grand-mère à nouveau :
– Tu ne lui ordonnerais pas d’aller se faire raser la barbe? Il pourrait avoir des ennuis à la douane.
– Qu’est-ce que tu racontes? Laisse cet enfant tranquille. Et puis, c’est moi qui l’accompagne à l’aéroport, il n’a rien à craindre!
Sachez que j’ai dû faire preuve de synthèse lors de la rédaction de ces lignes. En quelques jours, j’ai vécu énormément, et quantités d’anecdotes restent à partager. Plus que jamais je suis convaincu que les justes doivent mener le combat aux côtés des opprimés. Jamais dans le camp du Pouvoir. J’invite chacun des lecteurs et sympathisants à se joindre à nous. Que ce soit par le biais d’une participation physique, d’une contribution financière, en portant cette histoire à la connaissance de vos proches, ou encore par le coeur, l’invocation d’Allah étant parmi les actions les plus importantes.
Ce 7 mai, j’ai donc fait quelque 3000 km pour visiter un prisonnier opprimé, un prisonnier malade. Et quiconque visite un malade a visité Dieu, comme l’attestent des ahadiths authentiques.
Je dédie ce récit à Ali Aarrass, ce grand frère que j’aurais aimé avoir, ainsi qu’à sa famille à qui il manque tellement.
Un ami, un frère, qui préfère rester anonyme.