Première partie : Les prisons de la misère.
« Le Ministère des Affaires étrangères n’a jamais reçu de plaintes d’aucune sorte sur de prétendus actes de tortures perpétrés dans les prisons marocaines. Vous entendez : jamais »… « Pour les bipatrides, le Ministère n’intervient jamais« … « Une personne mandatée par le Consulat pour assister au procès ? Vous n’y pensez pas. Ce serait interprété comme une pression sur le tribunal« .
Ce sont les propos des fonctionnaires de notre Ministère des Affaires étrangères, le 5 octobre dernier, lors de leur entretien avec la délégation venue transmettre l’appel des soixante personnalités belges. Dans cet appel, lancé par le CLEA, les soixante réclamaient une intervention humanitaire de la Belgique en faveur du Belgo-Marocain Ali Aarrass (49 ans), qui se trouve à la prison de Salé au Maroc.
Maintenant que la fin du procès d’Ali Aarrass s’annonce – la dernière audience est fixée pour le 27 octobre prochain -, le Ministère (pas le Ministre bien sûr, mais passons ce détail…) a bien voulu faire un geste et recevoir une délégation de la famille et de sympathisants. Mais, quant au contenu, depuis trois ans, rien, absolument rien n’a changé dans l’attitude dure et glaciale que la Belgique a adopté dans ce dossier. On ne peut pas le nier : il y a là un sentiment profond d’abandon et d’impuissance qui s’installe. Un sentiment seulement connu par ces milliers de familles de prisonniers qui se battent dans le monde entier pour être entendues par les puissants qui enferment et torturent leurs proches.
Quelques questions sur la légalité de l’attitude belge, ainsi que sur sa moralité, méritent d’être posées.
Dans un document trilingue de 2009, « L’assistance aux Belges détenus à l’étranger », du Ministère des Affaires étrangères, on peut lire : « Selon les situations et le pays où se trouve le détenu, une aide plus spécifique peut être envisagée… mais, en aucun cas, pour des sujets belges bipatrides dans le pays de leur autre nationalité » (page 32).
Cela veut dire qu’être ‘sujet bipatride‘, comme Ali et les dizaines de milliers d’autres Belges, vous assure donc de moins de protection et d’assistance qu’un Belgo-belge ? Ce texte admet, noir sur blanc, l’existence d’une politique discriminatoire par rapport à des citoyens d’un même pays. Au lieu d’être un enrichissement, au lieu de donner lieu à plus de droits, la double nationalité est devenue ainsi un instrument de discrimination : elle dégrade les personnes issues de l’immigration, déjà dans une situation de discrimination au niveau de l’emploi, de l’enseignement, de la religion.., au statut de sous-citoyens. Elle les met dans une situation d’extrême vulnérabilité, ceci aussi bien dans le pays où ils vivent, que dans le pays où ils n’ont souvent jamais mis un pied, à part pour y passer des vacances, et où ils ne disposent d’aucun droit.
La discrimination ne s’arrête pas là.
Les fonctionnaires belges ont oublié de mentionner que les Belgo-Marocains se trouvant devant la Justice marocaine – et qui n’ont, comme on l’a vu, pas droit à une assistance consulaire belge – sont également privés d’une assistance belge sur le plan juridique. Un avocat belge ne peut ni leur rendre visite, ni assurer leur défense devant un tribunal marocain. Le droit de plaider au Maroc existe en France, grâce à un accord avec le Maroc. Pour la Belgique, cet accord n’existe même pas. C’est un détail que le parlement et le gouvernement belge ont oublié de régler.
Ensuite, quant aux règles diplomatiques auxquelles la Belgique est tenue.
La Belgique a horreur de s’immiscer dans les affaires intérieures d’un pays. Elle est dans l’impossibilité diplomatique d’exercer une pression. C’est impensable pour la Belgique de faire parvenir même une seule lettre au Maroc, demandant d’envoyer un médecin à un citoyen belge qui réclame cette visite médicale depuis sa torture en décembre 2010, et qui a officiellement déposé une plainte pour torture le 2 mai 2011 auprès de cinq institutions marocaines, sans recevoir une réponse. Quand le Comité des Droits de l’Homme de l’ONU a demandé – déjà en novembre 2010 – à l’Espagne, de ne pas extrader le citoyen belge Ali Aarrass au Maroc parce qu’il risquait de s’y faire torturer, la Belgique – pays signataire de tous les traités internationaux contre la torture – n’a-t-elle pas l’obligation politique et morale de s’alarmer et de se mobiliser sur base de ce seul fait ? La Belgique serait-elle moins scrupuleuse, sur les règles diplomatiques, quand il s’agit de suivre les directives américaines et d’aller envahir et bombarder des pays souverains, comme l’Afghanistan ou la Libye, au nom des mêmes Droits de l’Homme bafoués, et ceci contre toutes les règles diplomatiques élémentaires ?
Parlons donc d’une non-volonté politique d’intervention dans le cas d’Ali Aarrass et non de règles diplomatiques. Il est d’ailleurs prouvé que ces fonctionnaires mentent : selon Wikileaks, des diplomates belges au Maroc ont, en secret, avec les autorités américaines sur place, bel et bien suivi de très près et commenté le procès du Belgo-Marocain Belliraj pour les services (de police) de leurs pays respectifs.
« On n’a jamais eu de plainte sur la torture au Maroc », disent les fonctionnaires.
Là aussi on croit rêver.
Avec les rapports des organisations des Droits de l’Homme sur les violations de ces droits au Maroc et l’utilisation de la torture dans la lutte anti-terroriste des dernières vingt années, on pourrait facilement remplir un bureau entier au Ministère des Affaires étrangères. Mais, nos fonctionnaires ne lisent pas et ne sont pas au courant. Incompétence ou bien complicité. Un ami marocain m’avait dit un jour : pour connaître le vrai Maroc, il ne faut pas visiter les plages et les endroits qu’on met sur les cartes postales pour touristes. Il faut que tu visites les tribunaux, les prisons, les hôpitaux. Dans les premiers, tu rencontreras l’injustice infligée au peuple et dans les derniers, sa misère. Ce serait bien si un passage par les prisons et les hôpitaux devenait une obligation pour les fonctionnaires qui s’occupent du Maroc et aussi pour nos nombreux diplomates et politiciens qui y passent leurs vacances afin de profiter des prix au plus bas et des plages ensoleillées. Ainsi, on éviterait peut-être d’entendre, comme après la chute de Benali en Tunisie ou de Moubarak en Egypte : ‘on ne savait pas‘.
Je n’ai pas encore visité la misère dans les hôpitaux marocains.
Mais, l’injustice dans les tribunaux, j’en ai eu connaissance, au moins de manière partielle, en assistant aux audiences du procès d’Ali Aarrass et d’autres procès ayant lieu le même jour. Dans les tribunaux du Maroc, la violence de l’Etat est tout simplement palpable. Les plaidoiries passionnées et virulentes des avocats de la défense, la présence massive des familles des inculpés mettent une certaine pression, mais ne semblent pas inquiéter les magistrats du régime, impassibles, et les chefs de la police ou de l’armée omniprésents. Le résultat, on le voit dans les prisons. Comme nos services belges ne sont pas au courant, faisons un bref aperçu de la situation carcérale au Maroc sur base de documents fiables.
L’incarcération massive et la sur-population des prisons aux Maroc.
Le criminologue Nils Christie(1) affirme que, bien plus qu’un simple indice sur le degré de criminalité dans un pays, le taux d’incarcération est l’expression de la culture générale qui y règne. Un taux élevé d’incarcération veut dire que l’on n’est pas dans la justice sociale mais dans la punition des pauvres ; plutôt que bien-être et Etat-providence, il y a prisons et Etat de répression. Et, en parallèle, dit-il, on peut constater que des Etats qui ont une sur-population carcérale ont aussi l’habitude – ou même la culture – d’incarcérer systématiquement les opposants, politiques et autres. Ces pratiques violentes, intrinsèquement liées, sont souvent bien ancrées dans les habitudes de la police judiciaire et secrète depuis des décennies. Ici, au lieu d’une vraie liberté d’expression et d’association, au lieu de dialogue, d’échange et d’écoute d’opinions différentes, au lieu de recherche de la vérité dans les faits, il y a criminalisation et poursuites judiciaires, par l’Etat, de ses adversaires. Pour compléter ce cercle vicieux, il est certain que l’injustice et la misère criantes dans les bidonvilles, c’est aussi le terrain rêvé de recrutement, pour des bandes criminelles ou terroristes, manipulées ou non par le pouvoir ou autres services secrets.
Ce constat est de pleine application au Maroc.
Pour ne pas reprendre intégralement un des rapports sur le Maroc, d’une de ces nombreuses organisations de Droits de l’Homme que nos services des Affaires étrangères remettent apparemment directement à la poubelle après réception, je veux en extraire deux citations, de 2010 et de 2011, de source officielle américaine, et donc fiables aux yeux de nos gouvernants.
Le 11 mars 2010, le Ministère américain des Affaires intérieures, le US Department of State, publiait son rapport : « 2009 Human Rights Practices : Morocco ».
On peut y lire, sur la situation carcérale au Maroc : « Les conditions de détention restent extrêmement mauvaises et ne sont généralement pas conformes aux normes internationales. La surpopulation, la malnutrition et le manque d’hygiène caractérisent les conditions dans les prisons. Dans son rapport, datant de février, l’Observatoire Marocain des Prisons (OMP), un groupement d’avocats cherchant à obtenir de meilleures conditions pour les prisonniers, affirme que les prisons sont surpeuplées, enclines à la violence, et non-conformes aux normes locales et internationales. Le rapport fait le constat que la capacité des prisons n’est suffisante que pour la moitié de la population carcérale actuelle. Le gouvernement a reconnu que, dans ses 59 prisons, environ 76 000 détenus étaient détenus au début de novembre, c’est-à-dire 40 pour cent au-dessus de la capacité…Le pardon de 26 498 personnes au cours de l’année a réduit la surpopulation ».
Un an après, dans son rapport du 8 avril 2011, ce même ministère américain fait le constat sur l’année 2010 (Country Reports on Human Rights Practices – 2010, Morocco) :
« Les conditions de détention restent extrêmement mauvaises et ne sont généralement pas conformes aux normes internationales. Les prisons sont surpeuplées, d’où des conditions d’hygiène déplorables…. L’Observatoire Marocain des Prisons (OMP)… et d’autres ONG pour la défense des Droits de l’Homme, continuent à signaler que les prisons sont surpeuplées, enclines à la violence, et non-conformes aux normes locales et internationales. Le gouvernement a déclaré que ses 60 prisons détenaient environ 61 405 détenus au 31 août…. Les rapports publiés par l’OMP en 2008 et 2009 affirmaient déjà que le système carcéral pour adultes est à peu près à 133 % de sa capacité. Diverses ONG estiment le nombre de mineurs en prison entre 1800 et 6000. Dans de nombreux cas, les mineurs emprisonnés purgent leur peine en tant qu’adultes… ».
Le rapport de 200 pages de l’OMP, cité dans le rapport américain, parle des « … mêmes maux de toujours des prisons marocaines. Ils s’appellent engorgement des prisons, malnutrition, déficience des soins médicaux, harcèlement sexuel, consommation de drogue, corruption, transferts abusifs, maladies, promiscuité, suicides… ».
Depuis 1990, selon les chiffres officiels, la population carcérale a augmenté d’environ 1000 personnes par an : de 40 067 prisonniers en 1993 à 54 288 en 2000. De 54 288 en 2000 à 61 405 en 2010.
Près de 55% de cette population est constituée de jeunes qui ont moins de 30 ans. 71% a moins de 35 ans. 59% des prisonniers étaient, avant leur détention, des indépendants ou des artisans, 16 % étaient chômeurs, 14,3% employés et 8,4 % agriculteurs.
Un prisonnier sur quatre (27,4%) n’a jamais fréquenté les bancs de l’école. Un sur deux (54,6%) n’a jamais dépassé le niveau primaire.
27% des détenus sont en prison pour des crimes en relation avec l’argent, 27 % pour trafic de drogue, 17,2 % pour crimes et délits contre les personnes et 14,38% pour atteintes à la sécurité et l’ordre publics.
L’ensemble de ces données n’a pas fait hésiter une minute l’assemblée de nos parlementaires belges (à l’exception d’Ecolo) : 84 parlementaires du CDH, CD&V, PS, Spa, Open VLD et MR ont voté pour que tous les détenus de nationalité marocaine en Belgique puissent être expulsés, à partir du 1er mai 2011, vers les prisons de la misère au Maroc. La NVA s’est abstenue parce que la loi n’allait pas assez loin. Le 17 octobre dernier on pouvait lire la déclaration suivante de la NVA : «Le pouvoir judiciaire belge a conclu des traités d’extradition avec certains pays comme le Maroc, pour qu’ils purgent leur peine dans leur pays d’origine. Ces traités doivent devenir plus sévères. Parce que, dans la pratique, ils restent souvent lettre morte. Il faut répondre à tant de conditions, que seulement une poignée des prisonniers marocains devront purger effectivement leur peine dans ce pays. »
Le sénateur Karl Vanlouwe (N-VA) et Sarah Smeyers, membre de la NVA et présidente de la commission Justice de la Chambre, ont de plus déposé un texte pour que les juges aient la possibilité de renvoyer immédiatement tous les illégaux comparaissant devant les tribunaux et de leur imposer une interdiction à vie d’entrer sur notre territoire.
Mais, tout comme nos fonctionnaires du Ministère des Affaires étrangères, nos parlementaires ne sont probablement pas au courant de la situation carcérale au Maroc…