Je reviens de la manifestation devant le consulat de Grande-Bretagne à Bruxelles contre l’extradition de Julian Assange aux États-Unis. En pensant à toutes ces manifestations contre l’extradition d’Ali Aarrass au Maroc que nous avons organisées en 2010. En espérant que la question des extraditions deviendra enfin un point d’intérêt et de mobilisation du mouvement démocrate. Le Chœur d’Ali Aarrass au Théâtre national serait-il le signe d’un éveil ? Je pense à toutes ces conférences contre l’extradition d’Ali Aarrass, avec Farida Aarrass pour le Comité Free Ali, avec le papa de Hicham Bouhali Zrouil, Belgo-marocain extradé par la Syrie vers le Maroc en 2011, avec la femme de Nizar Trabelsi, Tunisien extradé illégalement par la Belgique vers les États-Unis en 2013. La personne qui cristallisait cette modeste opposition aux extraditions illégales s’appelle Farida Aarrass. Je rencontre Farida, celle que Julie Jaroszewski appelle le coryphée du Chœur d’Ali Aarrass, la cheffe de chœur dans la Grèce antique, pour une Interview juste avant une énième répétition. Dans un établissement pas loin du Théâtre National où se présentera le Chœur les 23, 24, 25, 26 et 27 avril prochains.
Luk Vervaet (LV) : Farida, je te connais depuis dix ans à la tête de la campagne pour la libération de ton frère Ali. On a fait d’innombrables manifestations, interpellations, soirées, pétitions ensemble. Maintenant te voici sur la scène du Théâtre National. Qu’est-ce que ça signifie pour toi ? Le prolongement d’une lutte ? L’aboutissement d’une campagne ?
Farida Aarrass (FA) : Pour moi il s’agit là d’une victoire supplémentaire dans la lutte pour la libération d’Ali Aarrass. Qui aurait dit qu’un jour un groupe de femmes « Le choeur d’Ali Aarrass » allait porter le message d’Ali au sein du Théâtre National. Je pense que toute lutte connaît une succession d’événements qui évoluent dans un sens parfois inattendu. Dans ce sens, le Chœur est une suite logique dans la lutte. Mais ce qui est encore plus surprenant, et très beau d’ailleurs, ce sont les différentes rencontres avec des personnes tout au long de cette lutte pour Ali. Elles produisent et contribuent à ces changements. Il y a, par exemple, tout au début la rencontre avec Nadia, Nadine, Nordine et toi Luk en 2009, vous avez été les premières personnes à me faire confiance, à m’avoir aidé à construire et porter cette campagne. Cela, je ne l’oublierai jamais. Et puis il y a tous ces accompagnements fidèles de ta part pendant toutes ces années. Je tiens à ce que tu notes cela. J’y tiens énormément. Je ne néglige pas le fait qu’Ali n’est pas le seul à supporter des injustices. Toi aussi tu as payé ton tribut en défendant des personnes devenues pour beaucoup “indéfendables”. Autour de mon frère discriminé au plus haut point, des personnes auraient pu également subir des conséquences. Certains ont préféré s’en aller, d’autres continuent fidèlement malgré et contre tout.
LV : À propos de ces dix ans de lutte pour Ali, certains disent : mais à quoi a servi tout cet engagement, Ali est quand même toujours en prison ?
FA : C’est une question qui revient souvent. Je ne la critique pas, il faut la poser. Mais je pense qu’on ne comprend pas bien le sens d’une lutte. Nous avons obtenu plusieurs victoires tout au long de celle-ci. La première est qu’en ayant soutenu Ali tel que nous l’avons fait, nous sommes parvenus à le préserver de tous les maux que le sentiment d’abandon peut causer. La deuxième est qu’on a réussi à sauvegarder sa dignité, à lui rendre sa vraie identité, et non pas celle qu’ils avaient fait de lui. Quand on dit que vous êtes un terroriste, on prétend que vous êtes une personne capable du pire. Il y a eu bien sur tout le combat juridique, mais aussi celui mené au sein de l’opinion publique pour qu’on sache qui est vraiment Ali Aarrass. Ensuite, pendant ces dix années de lutte nous avons pu dévoiler le vrai caractère d’un système défaillant, qui considère une partie de la population, les binationaux, comme une sous-catégorie de citoyens. Un système qui n’obéit pas aux nombreux rapports des comités de l’ONU qui dénoncent l’extradition, la torture, la détention arbitraire d’Ali. Cette longue lutte a aussi inspiré pas mal de personnes, de binationaux, de jeunes qui m’arrêtent dans la rue pour me dire qu’on est devenu un exemple pour eux. Et même si une lutte ne rapporte pas un résultat escompté, il est important de la mener, de la tenir, de la perdurer jusqu’aujourd’hui.
LV : Dans le passé, tu chantais déjà, en espagnol, en français et en arabe. Aujourd’hui, te voilà sur scène au Théâtre national ! Cette fibre artistique a toujours vibré en toi ?
FA : Chanter a toujours fait partie intégrante de ma vie. Je pense que je le dois grandement à l’éducation des nonnes catholiques de Melilla, qui m’ont bercée dans le chant, le théâtre, les danses flamenco, mexicaines,… Ça m’a fait tellement de bien en tant qu’enfant, que je n’ai jamais voulu m’en défaire. Dans le passé, j’ai chanté dans des chœurs de femmes, en arabe. Langue que j’ai un peu apprise avec mon mari qui est syrien. Il y a eu des chants pour la Palestine et pour d’autres causes.
LV : Je suppose qu’il y a aussi des personnes qui n’aiment pas qu’une femme musulmane endosse ce rôle d’artiste et se mette en scène…
FA : Déjà en Islam il y a différentes écoles et interprétations des textes et des écrits à ce sujet. Selon où qu’on se place, ça pourrait effectivement être mal interprété ou perçu par certaines personnes. Mais jusqu’à présent je n’ai reçu que des félicitations. Je n’ai pas entendu de critiques. Peut être que ça viendra, mais je ne m’inquiète pas. Pour arriver à ce stade-ci, il m’a fallu avoir de l’audace et faire confiance à mes valeurs et principes. Je crois à ce que je fais et je sais pourquoi je le fais. Il s’agit de défendre une cause et de faire passer un message important. Pour moi, la femme musulmane a trop souvent, volontairement ou pas, par déception ou par choix, quitté la sphère publique pour ne se retrouver que dans le noyau familial. Comme beaucoup de femmes non musulmanes d’ailleurs. Nous pouvons entendre des personnes se plaindre du racisme sans pour autant essayer d’aller vers l’autre. Il faut commencer par le début. Se rencontrer, se connaître, apprendre les uns des autres, se respecter, s’accepter. Je me dis qu’on aura beau travailler à la déconstruction des clichés, de la stigmatisation et stéréotypes, sans la volonté sincère d’apprendre les uns des autres, nous risquons de patauger longtemps dans l’immobilisme. Il faut sortir, se rencontrer, se mélanger, … Que chacun contribue, par l’apport de ses propres richesses culturelles, à l’embellissement de notre société. Mettre de côté nos malaises, notre méfiance et nos complexes respectifs. Occupons nos places, agissons. La représentation du chœur d’Ali est un appel à une libération des esprits. Un moyen de construire des ponts à la place des murs que nous voyons s’édifier autour de nous.
LV : C’est ce message que tu souhaites faire passer à travers le Chœur d’Ali ?
FA : Je repense aux propos d’Ali après les attentats de Bruxelles en 2016, adressés aux Belges, sans distinction aucune. Où il disait qu’il était triste de ne pas pouvoir leur dire de vive voix toute sa tendresse. Déposer une bougie, une fleur sur les lieux des attentats. Il nous disait que l’après attentat serait encore plus difficile que le pendant. Que toutes les maladies dont souffrait la société deviendraient encore plus évidentes. Qu’il ne fallait surtout pas que la haine nous envahisse. Qu’il fallait aller à la rencontre de l’autre. Que la rencontre de l’autre et l’unité devaient être notre réponse, notre solution. J’entends ces propos comme les miens. Ali me surprend depuis le début de cet horrible cauchemar. Sa force de caractère, son courage et sa résilience ont forcé mon admiration. Après 11 années de détention arbitraire et tous les mauvais traitements subis, il nous rappelle avec des mots simples à la sagesse et au bon sens. J’ignore d’où il puise cette belle énergie positive. Malgré la terrible injustice qu’il vit, il s’est toujours intéressé à ce qui se passe loin de lui et nous met tous en garde contre les pièges. Avant qu’il soit en prison, Ali était déjà très bienveillant et c’est comme si cette dure épreuve l’avait encore renforcé. Il restera comme ça. Anne marie Loop lira ce message d’Ali pendant la pièce. C’est pour moi le message central. Le Chœur d’Ali Aarrass voyage dans le temps. Nous traversons cinq siècles. On parle de la colonisation, du partage de l’Afrique… Nous sommes bien conscients que la génération actuelle n’est pas le colonisateur d’antan, mais cette histoire doit nous aider à nous repositionner, à nous demander ce que nous sommes devenus. À nous poser la question : voulons-nous un monde meilleur en y apportant les changements nécessaires ou allons-nous continuer dans le même sens ? Chacun et chacune doit endosser sa part de responsabilités. La paix, ne pas céder à la haine, n’est pas qu’une question de volonté, il s’agit d’un devoir qui représente un boulot monstre, mais réalisable si nous nous y mettons ensemble.
LV : dans une critique parue sur le site de La Ligue pour les droits humains, on dit que tu es la personne autour de laquelle les femmes du Chœur se sont soudées…
FA : Julie fait un travail phénoménal. Je trouve son talent de metteuse en scène exceptionnel. Mais ce que j’aime le plus chez elle, c’est son respect pour les autres. Son intelligence émotionnelle, son empathie. Elle expose ce qu’elle a écrit, elle me demande mon avis, nous en discutons. Elle a réussi un réel exploit. A mettre sur scène une vingtaine de femmes d’origines, de confessions, de philosophies, de générations différentes. Des femmes qui s’appliquent à cette représentation dans une magnifique sororité, pour défendre la cause d’un homme qui refuse de se laisser bâillonner. Un homme innocent qui a réussi malgré son calvaire, à rassembler au-delà des mers et des frontières. Nous sommes devenues tel une famille. Nous suivons les conseils d’Ali. Nous apprenons à nous connaître et à respecter nos différences. A écouter nos sensibilités. J’espère que toute cette sensibilité sera transmise au public et que le message d’Ali aboutisse concrètement. Ces femmes, nous toutes, sommes soudées autour d’Ali. C’est à lui que nous devons d’être là aujourd’hui et de partager ces merveilleux moments. C’est Julie qui a eu l’idée de me nommer le coryphée de la pièce. Je l’accepte en toute modestie. Je fais partie de ce chœur au même titre que chacune. Je ne suis pas plus importante. Nous en avons discuté entre nous et je souhaite être perçue en tant que résistante comme elles. Il se fait que je suis la sœur d’Ali et que je chante les passages choisis par Julie, mais je ne veux pas avoir le statut de la pauvre femme qui se bat pour son frère. Je suis une personne avec une certaine force, grâce au soutien apporté par d’autres personnes, parce que seul on n’y arrive pas, c’est important de le souligner. C’est l’ensemble qui compte, que ce soit au sein du Comité Free Ali ou au sein du Chœur, sans ça on n’est rien. Ce sont les autres qui te nourrissent avec de nouvelles énergies, pour persévérer dans un combat qui est extrêmement difficile et épuisant. Et à son tour, c’est la persévérance qui force le respect et qui apporte ses fruits à un certain moment. Je ne suis pas une pauvre victime. Je réclame le statut de victime uniquement vis-à-vis des juridictions, pour obtenir mes droits et ce qui nous est dû. Mais par rapport à la société dans son ensemble, non. Je résiste.
LV : Tu ne témoignes pas seulement pour Ali, mais aussi sur le vécu des familles de détenus.
FA : Les familles des détenus subissent les dommages collatéraux. Ceux qui vivent l’enfermement d’un proche, voient se produire un véritable cataclysme dans leur vie. Pour les parents, pour sa femme, c’est horrible. Mon père était déjà malade avant l’incarcération d’Ali. Ma maman est très atteinte psychologiquement par tout cela. Avant son incarcération, Ali lui téléphonait tous les jours. Tout cela a pris fin. Moi j’ai été contrainte d’abandonner des responsabilités familiales. Me focaliser sur le danger qui guettait mon frère. Pour moi, il était hors de question de l’abandonner. Malgré mon sentiment d’impuissance face au mépris qui nous était constamment témoigné, je ne me suis jamais donné le droit d’arrêter. C’est très dur, très éprouvant, extrêmement fatiguant et long. Mais mon frère est innocent. Je connais mon frère mieux que personne. J’ai toujours eu droit à toutes ses confidences. C’est un homme droit, juste et aimant. Le voir ainsi traité a été pénible. Depuis le début de sa mise en détention, j’ai senti un poids extrêmement lourd sur les épaules. Un sentiment d’impuissance devenu un supplice qui par moments a failli avoir raison de moi. Mais devant une telle injustice il fallait parler, dénoncer, ne surtout pas se taire. Se taire, c’est frustrant et culpabilisant. Puis Ali n’en voulait pas du silence. Il a toujours souhaité qu’on dénonce. Pour lui mais aussi pour les autres. Il s’agit de se rendre justice. Oui, il est possible que se taire puisse amener à une grâce royale, mais c’est sans garantie aucune, parce qu’on est dans l’arbitraire. Nous avons souvent été dans l’incertitude la plus totale. Bien sûr, si tu décides d’en parler le détenu peut en subir les conséquences, et en même temps ça peut le protéger. Mais il est surtout question de valeurs. Quand nous avons des principes, notre sens de l’honneur compte. Il nous est impossible de troquer le silence contre la sécurité. Nous avons décidé de ne pas plier et ça porte son lot de consolation et de fierté. C’est important, on en ressort grandis. Avoir le sentiment d’avoir assumé notre responsabilité morale vis-à-vis du monde entier. Taire de telles violences équivaut pour nous à en devenir complices.
LV : Est-ce qu’Ali sait que le Chœur se présente au Théâtre National ?
FA : Oui, il le sait, mais je ne sais pas s’il réalise ce que veut dire tout ça, parce qu’il est coupé du monde extérieur, il n’a pas d’images. Il ne reçoit pas son courrier et mes contacts avec lui sont limités à cinq minutes au téléphone chaque semaine, menotté. Mais c’est continuellement qu’il remercie tout le monde. Qu’il est de tout cœur avec le Chœur. Julie, pour lui, c’est la colombe blanche. Je sens que cela lui fait quelque chose, de ne pas être oublié. Il sait qu’il est devenu un personnage public. C’est aussi une victoire.
Merci Farida !
A lire aussi : Le Choeur d’Ali Aarrass sur le site de La Ligue pour les Droits Humains
Pour réserver vos places : Le Choeur d’Ali Aarrass au Théatre national 23 > 27.04.2019